Brüquel Dominique - Abus sexuel
Le travailleur social face a la révélation d’abus sexuel
L’abus sexuel constitue pour l’enfant un traumatisme destructeur de sa personnalité et de son épanouissement. La déstructuration est encore aggravée quand l’agression est le fait d’un membre de la famille. Les professionnels ont appris depuis un certain nombre d’années à répondre à cette situation qui bouleverse la vie de la victime et de son entourage. Mais, ils ne font pas qu’intervenir en tant qu’observateur. Ce qu’ils ont à entendre les bouscule notablement et peut influer directement sur leur capacité d’aide et d’accompagnement. Nous avons demande à Dominique BRÜQUEL, travailleur social dans un service socio-éducatif de la protection de l’enfance de nous parler de sa pratique.
Lien Social: Comment réagit-on en tant que travailleur social quand on est confronté à une situation d’abus sexuel intrafamilial ?
Dominique Brüquel: La parole de l’enfant qui révèle des maltraitances sexuelles renvoie rapidement et inévitablement à la vie affective du travailleur social qui la reçoit. En fonction des résonnances émotionnelles que provoque l’abus sexuel, ainsi que de son histoire personnelle chacun va réagir de différentes manières.On peut ainsi s’identifier très vite à la victime et ressentir de la haine vis à vis de l’agresseur. Mais on peut tout autant s’identifier au parent supposé maltraitant et mettre en doute la parole de l’enfant. On peut aussi être assailli d’un sentiment d’angoisse par peur d’être agressé ou même en dénonçant l’agresseur, ou tout simplement paralysie voire malaise physique en face de l’enfant, devant l’inacceptable.
Le travailleur social aveuglé par ce vécu émotionnel n’est donc plus en mesure d’être aidant pour l’enfant.
La confrontation à la violence familiale, à la nécessité d’une évaluation pour un signalement peut être génératrice de malaises, d’insomnies, de peurs, ...
C’est alors qu’apparaissent tous les mécanismes de défense pour lutter contre l’angoisse: banalisation, dramatisation, déni de la violence, attitude d’impuissance entraînant la passivité, la fuite, attitude de toute-puissance, conviction que son intervention est la seule capable de régler la violence. Les mêmes causes ne produisent pas les mêmes angoisses.
L’expérience nous a appris que c’est en le partageant avec nos collègues que l’on peut se dégager de ce vécu émotionnel et ainsi poser les bases du travail et de la réflexion. Nos réunions d’équipe ont cette fonction importante d’échange et de contenant de nos émotions, nos interrogations, nos évitements. Elles sont aussi efficaces pour comprendre les stratégies des parents abuseurs. Souvent, ces stratégies provoquent des conflits interinstitutionnels dans lesquels l’intervenant peut s’enliser. Il perd alors son énergie, se sent écrasé comme l’enfant abusé par un système trop fort pour lui.
La réflexion au sein de l’équipe permet de chercher d’autres stratégies d’intervention, de comprendre, comment nous nous sommes retrouvés dans cette impasse et comment en sortir.
Lien Social: À partir de votre expérience, quelles sont les attitudes que le travailleur social ne doit pas adopter ?
Dominique Brüquel: C’est d’abord de ne pas faire violence à l’enfant en projetant sur lui nos valeurs, nos opinions: en l’invitant par exemple à haïr son père abuseur, ce qui dans l’instant ne correspond pas à sa réalité.C’est ensuite, ne pas interpréter les paroles de l’enfant qui se rétracte comme une non-existence des violences subies.
C’est encore ne pas se rigidifier en face de l’agressivité de de l’enfant ou de l’ado qui rejette subitement toute manifestation du travailleur social alors que le travail d’accompagnement se déroulait très bien.
C’est enfin, ne pas douter. Les cas d’affabulation sont exceptionnels. L’enfant a un besoin vital d’être cru.
Lien Social: Et les attitudes qui sont à privilégier ?
Dominique Brüquel: C’est prendre le temps d’accompagner l’enfant dans ses révélations pour étayer le signalement et éviter ainsi les classements sans suite.C’est parler en équipe tout au long de l’accompagnement de l’enfant.
C’est le respecter dans ce qu’il a vécu et ce qu’il ressent: un enfant abusé est souvent plein d’ambivalence, de contradictions (désir de ne pas casser l’image de parent idéalisé). On ne peut que respecter cette manière qu’il choisit pour survivre dans un premier temps, s’adapter à son rythme, pour préserver son économie psychique.
C’est prendre en compte sa souffrance et réfléchir aux moyens de la traiter.
Lien Social: Commet travaillez-vous avec la police, la gendarmerie, la justice ?
Dominique Brüquel: Au-delà des moyens que nous nous sommes donnés sur le terrain pour travailler en cohérence avec les services de police et de justice, il reste que nous sommes confrontés avec l’enfant à cette justice animée par la seule logique de la preuve. Aussi, c’est parfois la parole de l’enfant contre celle de l’adulte. L’expertise psychologique de l’enfant qui atteste de la crédibilité de sa parole et les symptômes qui peuvent témoigner de la réalité de son traumatisme, ne pourraient-ils pas contribuer à faire le preuve de ce qu’il révèle?La confusion règne dans les familles incestueuses: confusion des rôles et des générations, abus de pouvoir... Nous attendons de la justice qu’elle dise la loi: respect d’autrui, des générations, condamnation de la violence. Aussi, la procédure judiciaire peut-elle avoir une fonction réparatrice pour l’enfant. Mais la justice n’énonce pas toujours cette loi. Il nous faut alors en tenir compte dans l’accompagnement de l’enfant et le préparer à cette éventualité.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
LIEN SOCIAL ■ n°405 ■ 03/07/1998