Clavier Jean-Michel - Violence
« Face a la violence, l’urgence, c’est d’y mettre des mots ! »
A l’heure où l’on dénonce la violence des jeunes des banlieues, il est intéressant d’écouter les professionnels qui font métier de gérer au quotidien les adolescents en grande difficulté. Jean-Michel Clavier fait partie de ceux-là. Il est éducateur spécialisé au centre socio-éducatif de la Ville Marine à Saint-Nazaire. Témoignage.
Lien Social : Les internats sont confrontés parfois à la violence des jeunes qu’ils accueillent. Quelle analyse en faites-vous ?
Jean-Michel Clavier : Il nous arrive effectivement parfois d’avoir à faire avec les violences directes, physiques, psychologiques, sexuelles, commises par les jeunes accueillis dans les unités d'internat. Pour comprendre ces passages à l’acte, il faut tout d’abord parler de cette violence qui pourrait être qualifiée de structurelle et dont la disparition apparaît comme impossible. Toute prise en charge en internat comporte une violence intrinsèque et pour tout dire inévitable. C'est la séparation familiale (qui ne peut se faire parfois que dans une violence légitimée par la Loi, lorsque par exemple les forces de l'ordre retirent un enfant à la sortie de l'école pour l'emmener au foyer dans lequel il va désormais vivre) ; la marginalisation car vivre en internat ne fait pas partie de la norme; et l'étiquetage du regard des autres jeunes, des adultes lorsqu'ils apprennent qu'un tel ou une telle vit dans un foyer. Même si cela n’explique pas tout, c’est la base du comportement réactionnel de certains jeunes.
D’autres attitudes peuvent être décodées à partir de la souffrance passée. Les jeunes ont tendance alors à reproduire ce qu'ils ont connu dans leur famille, c'est-à-dire brimades, loi du Talion, chantage, etc...
Enfin, nous devons aussi faire face à ce que l'on appelle le conflit de loyauté. Pour faire simple, je dirai que, durant la prise en charge, les jeunes nous en veulent de ne pas être leurs parents ou plutôt de représenter ce que pourraient être leurs parents. C'est pour eux quelque chose d'insupportable. Ils cherchent alors à nous faire vaciller pour que nous ne soyons pas meilleurs que leurs parents qu'ils aiment, quand bien même ils disent qu'ils les haïssent. Ne pouvant supporter ce dilemme, ils s'inscrivent dans un fonctionnement basé sur la violence qui sert à détruire l'autre, l'anéantir en essayant d'altérer son intégrité physique et psychologique. L'autre étant l'éducateur ou les autres jeunes.
Lien Social : Quels peuvent être les moyens à la disposition des éducateurs spécialisés, travaillant en internat, pour lutter, travailler efficacement contre ou avec cette violence ?
Jean-Michel Clavier : Les deux termes, lutter et travailler, ont leur importance dans la manière dont on traite le problème de la violence. L'attitude, en tant que professionnel, que l'on aura est primordiale : soit nous reproduisons la même chose en utilisant une méthode d'intervention en miroir, soit nous intervenons dans l'optique d'une réaction éducative et construite. La difficulté réside bien dans une réponse qui à la fois protège l'autre (l'agressé) et protège l'agresseur contre ce qu'il peut faire dans son passage à l'acte.
Premier axe de notre action : tenir compte de la dynamique du jeune qui le pousse à agresser l'autre, de la représentation qu’il a de la violence. Cette brutalité lui permet-elle l'échange, la reconnaissance, l'intégration ou s'inscrit-elle dans un conflit de loyauté (le jeune refuse de considérer l'Institution comme étant globalement "bonne"). En regardant les choses avec le recul nécessaire, cette agressivité peut ne pas nous être destinée. Il nous faut donc distinguer ce qui relève du réel et ce qui se situe au niveau du symbolique. Cela se fait, décalé dans le temps, au sein des instances prévues à cet effet (réunion d'équipe, étude de cas, synthèse). Mais, en fait, ce qui pose problème, ce n'est pas cet axe de travail, mais plutôt notre position dans le réel au moment de l'acte. Ce qui nous fait peur (car l'on peut parler de peur au moment du passage à l'acte), ce qui nous dérange dans l'agressivité du jeune, c’est bien que nous la prenons de plein fouet, entière, non décodée, dans le quotidien. Nous nous situons alors dans un rapport de force qui risque de provoquer une surenchère. Il nous apparaît qu'au moment de l'acte, nous sommes face à une possible atteinte de notre intégrité physique (menaces, coups) mais aussi psychique (insultes, provocations) provoquant perte d'autorité, de crédibilité, de l’image et de l’estime de soi, jugement social...
C’est là que se pose le second axe sur lequel je voudrais insister : nous devons relayer le discours social et qualifier l'agressivité de tel jeune en terme de violence et non pas en terme de jeu ou de sport. C'est par ce rappel du droit que nous faisons référence aux règles, aux lois, que nous nous heurtons à ce que le jeune connaît et reproduit de son milieu d'origine. Notre mission est de créer, de recréer du lien social, travail qui de fait est un travail à long terme. Or, ce qui caractérise la violence c'est son expression instantanée, sans aucune distance qui menace le corps et l’esprit en tant qu’être. Dans tous les cas, nous nous heurtons à l'urgence de la réponse, au degré de violence, à notre propre rapport à cette violence et à l'usure provoquée par la répétition des gestes, des passages à l'acte. En fait, l'urgence dans ces situations, c'est d'y mettre des mots. Se taire serait accepter la définition de la rencontre que nous impose le jeune violent. Nous sommes alors dans un paradoxe qui veut qu’au travers de l'immédiateté nous visions le long terme.
Lien Social : La violence serait donc inévitablement attachée au métier d’éducateur spécialisé ?
Jean-Michel Clavier : Je pense qu'être porteur de pulsions agressives est banal. Ce qui pose problème, c'est de comprendre pourquoi certains jeunes ne peuvent dépasser cette agressivité. Cela devient un symptôme lorsque c'est la forme d'expression dominante. Il nous faut donc essayer de travailler à donner du sens à cette violence. Cela peut prendre la forme de stratégies d'intervention dans le long terme : ce n'est pas l'éducateur de service qui, ce jour là, va arrêter l'agresseur, ni l'équipe éducative, ni l'Institution mais le lien social qui permet aux échanges d’être régis par la Loi. Celle-ci ne pourra empêcher la violence que dans la mesure où elle sera intégrée par le jeune. Il nous faut donc dans les unités d'internat, tolérer le symptôme "violence" dans des limites que l'on se fixe (les limites devant rester réalistes pour ne pas tomber dans le laxisme) et travailler sur les valeurs collectives de la socialisation (place du père, rôle des parents, rôle de l'école...). La “ commande sociale ” souhaite nous voir contribuer à étouffer les comportements les plus spectaculaires. Nous pouvons contribuer à les faire taire et ainsi "ne pas faire de vague". Mais, ne nous leurrons pas, sans un travail approfondi, ces conduites ont de grande chance alors de resurgir chez le jeune à la fin de sa prise en charge.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
LIEN SOCIAL ■ n°431 ■ 26/02/1998