Saint Blanquet M & Buhaud A - Québec

Aller de l’institution vers l’usager et non de l’usager vers l’institution!

Les méthodologies  d’intervention en travail social se sont multipliées depuis 50 ans. D’abord inspirées du modèle médical, puis psychanalytique et enfin  sociologique et psychosociologique, elles tendent vers une approche plus globalisante.  Voulant se débarrasser à la fois de la dynamique de charité et d’apostolat et à la fois d’un simple rôle de normalisation, les travailleurs sociaux cherchent des techniques et des méthodes.

La technique de l’intervention sociale en réseaux consiste à s’adresser à une personne non pas sur la base de son individualité (comme le propose le Case-Work par exemple), mais en s’appuyant sur son réseau de relations. Parenté, voisinage, amis, collègues de travail ou de loisirs représentent  des facteurs importants pour l’équilibre et l’épanouissement de la personne. Il s’agit donc dans un premier temps d’explorer les potentialités qu’ils représentent et d’en comprendre le fonctionnement. Puis, l’usager va être aidé à mieux les utiliser ou à modifier les interactions qui les structurent. A cet effet, il sera incité à les réunir et ainsi à agir dans le sens d’une mobilisation dynamique de son réseau. La base de cette technique réside dans la confiance dans les propres capacités des usagers, dans leurs savoirs et dans leurs possibilités à les mettre en commun.

La pratique de Réseau est née en 1966 au Québec. Elle se diffuse tardivement en France et arrive jusqu’à Nantes au milieu des années 80. Un groupe de professionnelles du Conseil Général est sensibilisé à cette approche venue d’outre-atlantique par un de ses concepteurs, Richard Rousseau. Elles décident de tenter de l’appliquer sur le terrain, tout en continuant à se réunir régulièrement. Les questions ne mettent guère de temps à fuser: appliquent-elles vraiment la méthode ? N’y a t il pas une certaine adaptation du fait-même du contexte culturel français ? Pour y répondre, elles décident d’aller voir sur place, au Québec. Une Action-Recherche s’en suivra avec l’aide d’un chercheur-anthropologue. Travail sur le vocabulaire, lecture d’ouvrages d’histoire, d’économie de politique, d’une démarche initialement psychologisante, le groupe en est arrivé à une vision plus globale. Les actes quotidiens prennent un sens différent, de nouveaux savoirs émergent. S’instaure une véritable complémentarité entre pratique et théorie. C’est le sens-même du travail social qui se trouve interrogé. Sur le terrain, c’est tous les jours qu’on constate les inadéquations entre l’esprit des lois, leur application et la réalité de la vie des populations pour lesquelles elles sont votées. Si la place des usagers est prévue par les textes, dans les faits, elle se concrétise peu: ils ne sont pas vraiment acteurs du projet collectif de vie sociale. Les Travailleurs Sociaux, eux  jouent trop souvent un rôle d’écran entre les politiques, les institutions et la population. Ils rendent supportable l’intolérable et contribuent à la bonne conscience collective. Favoriser la confrontation, le dialogue et les échanges pour faire tomber les rôles qui opposent traditionnellement décideurs, exécutants et assistés, c’est  s’engager dans une autre conception de l’action sociale.

Toute cette somme de travail et de réflexion se trouve synthétisée en 1994 sous la forme d’un livre édité chez L’Harmattan: « De l’assistance à la solidarisation, un nouveau sens au travail social » (cf. LIRE, Lien Social n°324) écrit de façon collective par l’ensemble du groupe.

 

Rencontre avec Mado Saint Blanquet et Annick Buhaud

Aujourd’hui, nous donnons la parole à deux assistantes sociales qui ont vécu l’aventure depuis le début: Annick Bahuaud et Mado Saint-Blanquet. Interview.

Lien Social: Cette méthodologie de Réseaux:  s’oppose-t-elle à toutes celles déjà existantes, en l’occurrence le Case-work, le travail de groupe ou d’intérêt collectif, la Systémie, l’Analyse Transactionnelle, etc...?

Mado Saint-Blanquet: On a pu établir des distinctions dans les positions des différentes méthodes du fait même que dans le groupe, chacune avait bénéficié de formation spécifique. Ce en quoi le Réseau est original c’est par le projet socio-politique que les autres n’ont pas. Sinon, la position par rapport aux usagers, on l’a retrouve dans le Travail Collectif ou dans la Systémie (toute la confiance aux gens qui sont acteurs de leur projet de vie). Le Réseau n’est pas une méthode foncièrement originale, il existe des ponts: les collègues pratiquant d’autres technique nous disaient « les Réseaux ça nous parle ». Elle est surtout intervenue pour renforcer la position qui consiste à faire confiance dans les usagers, dans leur propre savoir, dans leur richesse et leur capacité. Autre avantage: elle mêle d’emblée la pratique et la production des savoirs, chose que je n’ai jamais retrouvé nulle part. Je suis actuellement en formation Systémie: avant d’être critique et créative, j’utilise la méthode telle qu’on me donne.

Annick Bahuaud: Cette méthode s’appuie  aussi sur un projet socio-politique. Elle se resitue par rapport aux Institutions: quelle place a l’usager par rapport à celles-ci et quel rôle avons-nous à jouer ? Tout cela nous place dans une relation à la fois duelle et plus globale (politique), nous amenant d’office à réfléchir à ces deux niveaux dans toute intervention. Ce qui n’est pas le cas d’autres techniques où on est plus centré sur la situation, sur la famille voire sur le groupe collectif mais sans se positionner d’emblée dans un cadre plus général.

 

Lien Social: Vous avez parlé à plusieurs reprises de projet socio-politique: pouvez-vous nous préciser en quoi il consiste ?

Mado Saint-Blanquet: C’est le projet de Brodeur à l’origine. En fait, c’est faire que les Institutions répondent aux demandes des usagers et non pas que les usagers rentrent dans ce que les Institutions attendent d’eux. C’ est une toute autre conception du pouvoir. C’est ce qui nous a séduit d’emblée: on est souvent confronté à cela dans notre pratique quotidienne, on n’arrive pas à faire rentrer les gens dans des cases.

Annick Bahuaud: Quand nous nous sommes intéressées aux Réseaux, c’était une période, il y a 7, 8 ans, où les problèmes socio-économiques commençaient à s’intensifier. On avait envie de sortir de l’offre pour être plus à l’écoute des usagers. En fait, on s’aperçoit que dans le contexte actuel, l’offre et les dispositifs sont de plus en plus prégnants et renverser la vapeur, c’est complexe.

 

Lien Social: De quelle façon vous êtes-vous appropriées cette technique ?

Annick Buhaud: Dans un premier temps, on se l’est appropriée comme les autres: c’est à dire à fond. Il y a des étapes, il ne faut pas qu’on en manque une,  le petit groupe étant là pour garantir la rigueur de l’apprentissage.

Mado Saint-Blanquet: On est parti comme on le fait d’habitude: on avait pris la méthode sans son histoire, sans la replacer dans ses origines ni dans le contexte socio-économique qui l’a vue apparaître, finalement  sans esprit critique.

Annick Bahuaud: Très vite on s’est heurté aux limites de cet outil utilisé de cette façon-là. Cela ne nous convenait pas. Mais comment faire pour dépasser cela ? C’est là qu’on a fait le voyage au Québec qui nous a permis de nous confronter avec des collègues d’outre-Atlantique. On croyait qu’ils étaient nombreux à pratiquer. On s’est en fait rendu compte qu’ils étaient très peu. Ils nous ont renvoyé un regard très critique de cette méthode: on nous disait que c’était une façon de demander aux pauvres de gérer leur misère. Cela nous a énormément déstabilisé. Finalement, c’était très sain qu’on désacralise un peu tout cela afin de pouvoir  vraiment digérer ces concepts. C’est là où on s’est rendu compte que pour bien comprendre cette méthode et l’adapter à notre contexte,  il fallait qu’on  passe par une recherche.  On avait besoin de faire appel à un chercheur: il fallait que quelqu’un nous bouscule. Beaucoup de méthodes ont vu le jour et ont connu un engouement chez les travailleurs sociaux avant de retomber. Qu’est-ce que nous recherchons et pourquoi finalement on est déçu au bout du compte de l’outil proposé ? On a cherché d’où venaient  toutes ces techniques et on a constaté qu’elles nous avaient été transmises  non par des travailleurs sociaux mais par des thérapeutes, des médecins,  donc pas forcément adaptées aux professionnels du social.

Mado Saint-Blanquet: Nous avons pu constater comment dans une même situation, on peut utiliser plusieurs méthodes sans en être consciente. L’appropriation des outils, ce n’est donc pas les reproduire tel quel mais les adapter. La meilleure preuve c’est bien que dans l’action nous faisons souvent autre chose que ce qu’on a appris. 

 

Lien Social: En quoi cette méthode a-t-elle modifié votre pratique professionnelle ?

Annick Bahuaud: C’est un peu comme si on s’était senti libéré. Paradoxalement, on n’ est plus à présent  dépendant d’aucune méthode. On peut aller de l’une à l’autre. Mais la constante, c’est bien de resituer l’usager en fonction dans son réseau, dans la société.

 

Lien Social: La parution du livre marque t’elle la fin de l’expérience ?

Annick Bahuaud: Officiellement oui. Notre groupe ne se retrouve plus. La réflexion reste individuelle et non plus collective. Or la richesse, elle était bien dans cette réflexion collective qui nous faisait avancer.

Mado Saint-Blanquet: On nous a demandé de nous disperser au niveau du groupe. A la suite de cela, j’aurais aimé être innovante. Mais toute seule, c’est difficile. On se sent pris dans une espèce de chape parce qu’il y a tout un dispositif d’assistance qui est mis en place depuis des années. Et pour en sortir, on se heurte souvent aux Institutions. Au bout d’un moment, on baisse les bras ou on fait à petite échelle. Mais on n’est plus alimenté  au niveau des pratiques. A partir du bouquin, mois j’aurais bien aimé qu’on fasse des groupes de pratique, et là ...

Annick Bahuaud: Maintenant ce que j’espère c’est que ce livre va amener nos collègues à avoir envie de se positionner et qu’ainsi la réflexion continue. Pas seulement à notre niveau, mais de façon plus large, que ça fasse boule de neige. On n’avait pas forcément envie de continuer le groupe, mais de se mêler avec d’autres personnes pour ouvrir. Après l’année d’écriture du bouquin, on était épuisé. Depuis, on n’a rien remis en route. Il y aurait peut-être des choses à réinventer. On se posait la question de créer une association puisqu’au niveau institutionnel ça paraît un peu bloqué. Il reste un noyau mobilisable qui est frustré au niveau de l’analyse des pratiques. C’est un aspect sur lequel nous aurions aimé continuer.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Non paru ■ sept 1995