Ladsous Jacques - Dérive libérale
« Non a toute dérive libérale »
Journal du droit des Jeunes: Une enquête réalisée auprès de professionnels du milieu ouvert par les XVème journées du CNAEMO fin 1994, a révélé que 91,3% d’entre eux étaient favorables à un code de déontologie et 71% à la création d’un Ordre des Travailleurs Sociaux à l’image des médecins et des architectes. Comment interprétez-vous ces résultats très spectaculaires ?
Jacques Ladsous: Je suis un peu surpris par ces résultats. Le secrétaire national du CNAEMO m’a écrit le 20 juin, en me disant que leur groupe avait pris une position très nette de refus face à la perspective d’un code de déontologie. Les discussions ouvertes aux journées de 1974 avaient montré qu’un certain nombre de gens ne connaissaient pas beaucoup les questions auxquelles ils avaient répondu dans l’enquête. Je pense que les travailleurs du Milieu Ouvert sont souvent beaucoup plus seuls dans leur travail et ont besoin d’avoir un groupe de référence. C’est plutôt dans le cadre du travail d’équipe qu’ils pourraient trouver les consolidations de leurs opinions et de leurs actions que dans l’existence d’une référence nationale qui apparaissait aux gens qui avaient fait l’étude et qui avaient étudié les réponses assez illusoire. La recherche d’un code de déontologie est une sorte de protection -comme le dit Antoine Lazarus un nouveau tranquillisant moderne- elle ne s’explique que par la solitude. Dans un travail d’équipe, les interrogations que l’on peut avoir à certains moments, les inquiétudes que l’on peut avoir sur son propre comportement sont en général régulées, si l’équipe est bien animée, si on ne laisse pas se développer l’individualisme. Je pense qu’il est impensable de faire du social sans le faire en équipe. C’est une des raisons pour lesquelles je suis vigilant par rapport à ce que j’appelle la dérive libérale.
Journal du droit des Jeunes: Certains s’opposent à tout code de déontologie en affirmant qu’il constituerait un droit spécial alors que l’application sérieuse du droit général et en particulier des Libertés Publiques offre un puissant moyen d’analyse des pratiques du travail social. Qu’en pensez-vous ?
Jacques Ladsous: Je crois que c’est vrai. Il n’y a pas besoin d’aller chercher plus loin. Lorsque je me suis trouvé dans ma vie professionnelle en difficulté sur certains points -y compris avec les autorités qui me menaçaient parfois de me traduire au tribunal- je dois dire que j’ai toujours trouvé dans le droit habituel, dans le droit courant les éléments qui me permettaient non seulement de justifier mon action mais de l’expliquer. Quand on fait des choix qui sont des choix réfléchis et pas affectifs, on est amené à peser le pour et le contre. Le gros problème, dans notre métier, c’est qu’un certain nombre de gens sont appelés à répondre dans l’urgence plus à des impulsions de type affectif ou émotionnel qu’à des conduites réfléchies. Je dis bien réfléchies et non raisonnables, car des conduites réfléchies peuvent ne pas être raisonnables. On ne peut pas faire du social avec du raisonnable. Alors, effectivement, il y a toujours un risque. Mais si le risque a été réfléchi, on sait quand même, si on était éventuellement attaqué sur cette action, sur quelles données on peut s’appuyer pour la justifier. Quand mes voisins mécontents de l’intrusion de certains de mes jeunes chez eux me disaient: « vous gardez mal les gosses », je leur répondais: « bien sûr que je les garde mal puisque mon boulot n’est pas de les garder », cela peut apparaître comme une provocation. Cela peut aussi être une réponse juste à une fausse idée. A ce moment-là, il suffit de rencontrer les gens pour s’expliquer. Je n’ai personnellement jamais eu tellement de mal là-dessus. J’ai souvent trouvé des gens compréhensifs, du moins dans un deuxième temps, car dans le premier temps ils ne le sont pas. Je pense aussi à ce commerçant qui est sorti un jour de sa boutique pour tabasser un de mes garçons pas très malin qui s’amusait à shooter dans un mannequin placé devant la vitrine. Quand le garçon est revenu, je lui ai dit de porter plainte pour coups et blessure. Le commerçant m’a dit: « vous défendez donc l’enfant contre l’adulte ». Je lui ai répondu: « je défends le droit contre le non-droit . Vous-même pouvez porter plainte parce qu’il s’est attaqué à des objets qui vous appartiennent ». C’est quand on a suffisamment parlé de tout cela ensemble, qu’on est solide. Je déplore qu’il y ait trop de réunions qui se limitent à des parlotes et qui ne sont pas des analyses. Pourtant, si les gens en faisaient plus, ils se sentiraient plus sûrs. Si j’ai un peu peur d’un code de déontologie parapluie, c’est parce qu’il pourrait donner l’impression aux professionnels qu’ils sont garantis alors que ce ne serait qu’une impression.
Journal du droit des Jeunes: Le secteur de l’action sociale est marqué à la fois par la diversité des professions et la multiplicité des pratiques qui y ont court. Est-il possible de lui faire adopter un texte de références déontologiques comme le propose l’ANCE, sans qu’une instance disciplinaire ne soit en charge de le faire respecter ?
Jacques Ladsous: Il est possible par discussions successives de faire émerger de l’ensemble de nos professions des références auxquelles tout le monde puisse souscrire. Le ministre est venu au CSTS le 27 juin. Le conseil va être chargé de cette mission: à partir de tout ce qui a été dit là-dessus, essayer de sortir une position commune dans la définition du travail social et des références dont il a besoin pour que les professionnels puissent continuer à exercer sans être constamment dans l’inquiétude. Le doute c’est bien, l’inquiétude permanente non: on ne peut pas transmettre des capacités d’espoir et de lutte pour la vie si on est soi-même plein d’inquiétude. Cette démarche me paraît intéressante. Le CSTS est composé d’une telle manière que les professionnels sont bien représentés: ils sont plus de la moitié, l’autre étant constituée d’anciens professionnels (du moins du côté des employeurs associatifs). Les seuls qui brillent un peu par leur absence, ce sont les employeurs départementaux, c’est à dire les Conseillers Généraux qui occupent rarement leur place. J’espère qu’ils vont réussir à comprendre -comme les Conseillers Régionaux l’ont compris- qu’une place au Conseil Supérieur, c’est la possibilité de dire et de dire ensemble. Le ministre a l’intention de s’adresser à l’Association des Présidents de Conseils Généraux pour expliquer tout cela. Il me semble que le Conseil Supérieur tel qu’il est composé -et le ministre envisage son renouvellement à la marge, on peut dire que le gros du Conseil ne changera pas- est constitutif d’une pensée de groupe qui se construit à travers les différentes professions: les représentants syndicaux, associatifs, formateurs ... toutes les forces qui concourent à créer autour du travail social une certaine forme de pratique. On peut à cet égard se référer au dernier rapport « l’intervention sociale d’aide à la personne » qui donne un sens au travail social. Ce conseil renouvelé de trois ans en trois ans est composé de gens représentatifs qui sont nommés par les instances qui les portent. Seule exception, les dix personnes qualifiées nommées par le ministre, mais c’est seulement 10 membres sur 68. Ce n’est tout de même pas un groupe de pression trop important. Ca permet d’ailleurs d’avoir des tierces positions à certains moments entre employeurs et salariés. Alors, je dis: on a ce qu’il faut pour. Je ne vois pas pourquoi, on irait mettre en place une sorte de Conseil de l’Ordre qui participe du système libéral. Tout le problème est de savoir si on veut que le social reste une mission de service public ou si on estime que le service social doit s’orienter vers le libéral et faire du clientélisme. La question a été posée franchement au ministre lors de sa venue au CSTS le 27 juin: il a confirmé vouloir conserver au social sa mission de service public. Je ne suis quant à moi pas prêt à m’engager dans une logique qui nous entraînera tôt ou tard dans un système libéral. Mes craintes, c’est vraiment le clientélisme romain: les hommes sont tellement en difficultés qu’ils sont prêts à entrer dans ce fonctionnement; il faut être d’autant plus vigilant.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal du Droit des Jeunes ■ n°161 ■ janv 1997