Cohn Bendit Gabriel - Scolarité

Faire de l’école, un lieu d’apprentissage de la citoyenneté

Après la parution de sa « Lettre au nouveau ministre de l’Education nationale » (Libération du 28 mars),  Gabriel Cohn Bendit a été reçu par Jacques Lang le samedi … 1er avril. Est-ce un mauvais poisson d’avril ou un sentiment sincère, celui-ci a semblé fortement intéressé par sa proposition d’ouvrir sur tout le territoire, dès la rentrée de septembre 2000 une demi-douzaine de collèges pionniers inspirés des méthodes proposées par Marie-Danielle Pierrelée dans la pétition lancée en début d’année (« Halte au massacre des intelligences- Manifeste pour une école créatrice d’humanité »). Rencontre avec ce que ses adversaires dénonce comme un « pédagogo » !

Lien Social : Pour commencer, j’aimerais que vous nous donniez votre sentiment sur l’évolution de l’école depuis un trentaine d’année. Tout est parti d’une bonne intention : renoncer à la sélection qui s’est concrétisée notamment par ce collège unique qui continue encore aujourd’hui sur sa lancée avec les projets de suppression des 4ème technologique…Résultat : quasiment toute une classe d’âge se retrouve de la 6ème à la 3ème.

Gabriel Cohn Bendit : Auparavant, dans l’enseignement qu’on pourrait définir comme ségrégatif, le fils de prolo ou de paysan allait en apprentissage après son certificat d’étude primaire. Celui issu des classes moyennes allait dans les lycées et à l’université. C’était clair : les enfants de pauvres suivaient une filière pour les pauvres, ceux de riches allaient dans une filière réservée aux classes moyennes et supérieures. Aujourd’hui, cela n’a pas fondamentalement varié : le collège prétend donner les mêmes chances, alors que les filières continuent à exister, même si c’est de façon non officielle. Il suffit de constater le pourcentage d’enfants d’ouvriers en université, et on est fixé. Par contre, ce qui a changé, c’est qu’on fait croire à tous les enfants qu’ils ont un espoir de promotion et que s’ils ne réussissent pas c’est de leur faute. On fait peser sur eux, la responsabilité de leur échec. Le collège développe une culture à mille lieux du vécu des gamins. Il fait la même chose aujourd’hui avec la quasi totalité d’un groupe d’âge qu’il faisait il y a cinquante ans avec seulement 20% d’entre eux. Comment s’étonner alors qu’ils veuillent s’affirmer autrement. Si on ne peut briller en classe, il ne reste plus qu’à devenir un caïd dans la cour.

 

Lien Social : le mouvement enseignant qui a eu lieu au cours des derniers mois a surtout revendiqué plus de moyens. N’est-ce pas une façon de faire toujours plus de la même chose sans s’interroger sur ce que l’on fait ?

Gabriel Cohn Bendit : la crise que rencontre le système scolaire ne peut se résumer à une question de moyens. Ce qui lui manque avant tout ce sont des idées généreuses pour envisager de faire autrement. S’il doit changer, c’est surtout au niveau qualitatif et ce au moins à trois niveaux.

Il faut d’abord redéfinir le contenu de l’enseignement en le faisant correspondre aux fantastiques évolutions des sciences humaines et de la nature. Il est nécessaire en ce début de XXIème siècle de repenser ce que doivent être les apprentissages fondamentaux. C’est un nouvel humanisme qu’il faut tenter de fonder qui permette de relier les différentes connaissances entre elles. On ne peut plus se contenter de reproduire celles d’hier.

Seconde évolution, celle qui concerne la manière d’enseigner. Il y a encore 40 ou 50 ans, on avait peut-être le choix. Aujourd’hui, on ne peut que constater l’échec total du système traditionnel. Il n’est plus possible de continuer à gaver les mômes ainsi. On  ne fait des efforts que parce qu’on fait quelque chose qui intéresse et qui passionne. Or, 90% des contenus amènent au dégoût. Il n’y a pas de plaisir. Le système le bannit même. Certains profs réussissent à passionner leurs élèves par ce qu’ils sont ou par ce qu’ils disent. Mais la majorité n’y arrive pas. Actuellement, pour la plupart des élèves ce n’est pas vraiment l’envie de l’apprentissage qui prime, mais la satisfaction de se retrouver entre pairs. Autre changement nécessaire dans les formes : on ne peut continuer à laisser les enseignants seuls dans leur classe, se rencontrer une fois par trimestre. Le travail collectif s’impose comme une nécessité incontournable : les profs ne peuvent plus travailler en ignorant ce que font les autres.

Enfin, dernier aspect qui n’est pas le moins important : le fonctionnement de l’école. Pendant longtemps, l’instituteur comme le professeur participaient au même titre que le père, le curé ou le député au maintien de la soumission à l’autorité. Ce modèle a fait faillite. Certains prétendent que les enseignant seraient laxistes et les parents démissionnaires. Je ne suis pas d’accord. La société ne fonctionne plus comme auparavant, en s’appuyant sur la soumission à l’autorité. Les valeurs d’aujourd’hui c’est démontrer et convaincre. Ce qui nous manque, c’est un système d’adhésion basé sur la conviction.

 

Lien Social : mais pour faire évoluer les choses, il faut que les acteurs principaux que sont les profs soient d’accord. Qu’en est-il de la volonté de changement du corps enseignant ?

Gabriel Cohn Bendit : les enseignants ont un grand pouvoir tant pour freiner que pour promouvoir d’autres conceptions pédagogiques. Ainsi, se sont-ils soumis passivement au rythme infernal des programmes qu’il fallait finir à tout prix. Ils savaient que seuls 10% des élèves suivaient. Mais, ils n’ont pas su imposer la réflexion qui aurait été nécessaire pour arriver à contenter à la fois les meilleurs, les moyens et les mauvais, tant il est vrai que la solution adoptée (accélérer ou ralentir) ne pouvait de toute façon que flouer les uns ou les autres. Leur attitude peut en partie se comprendre quand on constate  le fossé qui s’est creusé entre eux et leurs élèves. Pendant longtemps, il y avait cohérence entre leur origine sociale respective. Les instituteurs et  la majorité des enfants étaient de milieu populaire. Au lycée, les professeurs étaient comme les lycéens issus des classes moyennes. Aujourd’hui, il y a divorce. Le recrutement des profs de collèges de banlieue devrait passer à mon avis par deux mois de colonie avec les gamins qu’ils vont avoir en classe ensuite. Après cela, s’ils sont toujours motivés, on peut les envoyer dans les collèges. Pour bien travailler, je crois qu’il faut d’abord avoir envie d’être avec ces mômes et ces ados. Il faut aussi savoir donner envie aux élèves d’apprendre et de comprendre. La plupart des profs ne peuvent pas comprendre qu’on ne puisse pas comprendre. Les erreurs sont le signe pour eux d’un manque de travail alors qu’il s’agit d’un blocage inhérent à un autre système culturel.

 

Lien Social : Vous êtes très critique face au système scolaire. D’où ma question facile : que proposez-vous ?

Gabriel Cohn Bendit : Les enseignants ont le pouvoir de tout bloquer.  Claude Allègre a cru qu’il pouvait de son bureau de la rue de Grenelle, imposer de force des réformes à la majorité conservatrice de ce corps, tout en méprisant par ailleurs superbement les partisans des réformes. Ce que je préconise, c’est bien de négocier patiemment avec les plus réticents, sans brutalité, et laisser faire les plus entreprenants sans frilosité. Aujourd’hui, la situation devient critique. Dans les écoles primaires, on peut encore faire croire que ça tient, même si en de nombreux endroits ça craque. Mais dans nombre de collèges de certaines banlieues, c’est intenable. C’est justement par là qu’il faut changer en s’appuyant sur les enseignants qui veulent bien innover. Il y a des centaines voire des milliers de profs et d’instituteurs qui sont prêts à s’engager. Dès1996, nous avions signé un appel avec Marie Danielle Pierrelée, Antoine Prost et Louis Legrand, ancien conseiller d’Alain Savary que nous avions appelé « volontaires pour travailler autrement à l’école ». Laissez-moi vous en lire un extrait : « travailler autrement, c’est renoncer aux méthodes habituelles, inadaptées à l’évidence, dans la situation de certains établissements. C’est en inventer d’autres au sein d’équipes pédagogiques, comprenant l’ensemble du personnel (administration, enseignants, agents) et avec les élèves eux-mêmes … On ne sortira des situations de rapport de force et de violence, ni par de nouvelles barrières, ni par un pouvoir disciplinaire accru des chefs d’établissement, ni par une augmentation du nombre de surveillants musclés, mais par l’instauration d’une véritable citoyenneté avec et pour les élèves. »

Marie Danielle Pierrelée a été à l’initiative, en début d’année, d’une pétition (« halte au massacre des intelligences : manifeste pour une école créatrice d’humanité ») qui propose de lancer des expérimentations dans un nombre significatif d’établissements animés par des enseignants volontaires. Des milliers de signatures ont été récoltées. L’idée est simple. Organisons des dispositifs pilotes où l’on applique des pédagogies actives qui ont fait leur preuve depuis 50 ans. A l’issue d’un délai fixé, on évalue l’efficacité des approches proposées. On pourrait même proposer des expériences où on laisserait 15 élèves par classe avec des méthodes traditionnelles et ensuite on compare.

 

Lien Social : en quoi ces expériences que vous préconisez répondront-elles plus que le système actuel aux aspirations de promotion des classes les plus pauvres de la société ?

Gabriel Cohn Bendit : Je ne suis pas forcément d’accord avec le mythe de ces parents qui aspireraient systématiquement à ce que leurs gamins montent dans l’échelle sociale. Il y a de cela vingt ans, quand j’étais prof à Saint Nazaire, j’ai eu la surprise de constater que mon fils avait honte de dire mon métier. Il était alors entouré de copains qui étaient très fiers du métier de leur père qui travaillaient dans la construction navale. Aussi, affirmait-il que j’étais moi-même ouvrier aux chantiers navals ! C’est vrai que ce sentiment de fierté s’est estompé dans les années70 avec le dépérissement de la culture ouvrière. Aujourd’hui, la question qui se pose pour beaucoup de mômes, c’est bien de savoir pourquoi il ferait des efforts quand le grand frère avec le Bac galère là où le grand frère sans Bac se débrouille bien mieux en dealant. Cette relation entre la société et le système scolaire est compliquée, ce dernier ne pouvant tout changer à lui tout seul. Tout d’abord, il faut être clair : l’école n’est pas un ascenseur social. Elle ne fait que s’adapter aux besoins de l’économie. Quand la société a eu besoin de salariés plus formés, l’école a répondu à cette demande en organisant les promotions correspondantes. Aussi ne peut-on lui demander de réorganiser le fonctionnement d’une société profondément inégalitaire. Tout au contraire,  ce qu’elle fait aujourd’hui, c’est surtout de renforcer les structures hiérarchiques. Si l’école ne peut pas supprimer les classes sociales ni leur reproduction, elle peut néanmoins faire en sorte de ne pas aggraver les avantages acquis. Ce qui est possible de garantir, c’est l’acquisition de compétences minimales que sont l’écriture, la lecture, la réflexion. Je reste convaincu que ce qui importe ce n’est pas tant ce qui se prépare à l’école mais ce qui s’y vit. Ce qui m’a beaucoup choqué ces derniers mois c’est l’histoire de cette gamine qui accouche dans les toilettes de son lycée ou ce jeune qui se fait torturer. Le fait qu’il n’y ait pas eu un prof capable d’entendre la souffrance ou la détresse de ces jeunes est très significatif. Je revendique qu’on réhumanise une machine qui est devenue trop froide et impersonnelle. Cela peut trouver une solution au travers de ces tutorats qui placeraient un prof très proche de 10 ou 15 gamins, faisant le point avec eux une fois par semaine sur leurs difficultés ou leur problèmes. L’école doit être une communauté de vie où chacun doit se sentir bien et même heureux. A raison de 6 heures par jour pendant 20 ans, l’être humain passe la quart de sa vie à l’école. On ne peut accepter plus longtemps qu’il la vive sous une contrainte faite d’angoisse et d’anxiété alors que ce n’est pas si difficile de bien faire.

 

Lien Social : vous connaissez bien l’argument de certains enseignants qui disent qu’ils ne sont pas là pour éduquer mais pour transmettre un savoir. Eduquer serait du ressort de la famille…

Gabriel Cohn Bendit : ceux qui prétendent qu’ils ne font qu’instruire éduquent comme tous les autres. Ils éduquent même de façon obsessionnelle. Ils exigent la ponctualité. Ils sanctionnent toute parole même murmurée à son voisin. Demander ou donner un renseignement est interdit. On travaille seul. Le moindre déplacement, y compris pour aller aux toilettes, suppose l’autorisation du maître. Seul ce dernier peut distribuer la parole, y compris en obligeant à parler. Les élèves sont assis côte à côte et les uns derrière les autres  pour ne pas communiquer entre eux. La seule question qui se pose n’est donc pas : instruction ou éducation, mais quelle éducation ? Education à l’individualisme, à la compétition à la soumission à l’autorité ou éducation à l’entraide à l’autonomie et à la démocratie. Car, nos établissements scolaires actuels fabriquent des moutons ou des casseurs mais sûrement pas des citoyens. Ils ne laissent vraiment le choix qu’entre la soumission et la révolte. Célestin Freinet et l’ensemble des mouvements de pédagogie active ont pourtant prouvé qu’on pouvait faire autrement. Dès la maternelle, on peut créer des conseils d’élèves où la petite collectivité apprend à prendre des décisions, à élaborer des règles de vie, à gérer des conflits. Et, au fur et à mesure que les enfants grandissent, les champs de décision s’étendent. C’est cet exercice qui fera des élèves des citoyens démocrates. La violence à l’école est le résultat de ce manque de démocratie. Jusqu’à ces dernières années les élèves se soumettaient passivement à l’autorité, les rares fortes têtes étaient exclues et tout rentrait dans l’ordre. Aujourd’hui, le nombre de ces fortes têtes a beaucoup augmenté et les enseignants n’arrivent plus à imposer leur autorité. Tout au contraire, l’école doit être un lieu d’apprentissage de la démocratie et de la citoyenneté. La responsabilité des enseignants est donc engagée dans l’existence de la violence qu’on dénonce avec véhémence.

 

(1) Gabriel Cohn Bendit, pédagogue en retraite a été l’initiateur en 1982 du Lycée expérimental de Saint-Nazaire (qui fonctionne encore aujourd’hui) ainsi que du Groupement des Retraités Educateurs sans Frontières  qui intervient dans différents pays du tiers-monde et a déjà proposé au ministère de l’Education Nationale de venir renforcer les équipes pédagogiques dans les établissements sensibles. (GREF : 28 bd Bonne nouvelle 75010 Paris Tél. : 01 45 23 10 81- Fax : 01 48 01 08 69).

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°528 ■ 20/04/2000