Sellenet Catherine - Placement familial
Catherine Sellenet est Maître de conférence en psychosociologie à l’Université de Nantes. Elle a participé au groupe de travail sur la parentalité animé par Didier Houzel. Elle intervient dans des groupes de parole proposés à des parents dont les enfants sont placés.
Le journal de l’animation : vous affirmez que l’intervention des travailleurs sociaux auprès des parents peut parfois contribuer à décrédibiliser l’action des familles. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ?
Catherine Sellenet : il faut replacer cette affirmation un peu abrupte dans le cadre de la définition de la parentalité telle qu'avec le groupe de Didier Houzel, nous l’avons élaborée. La parentalité s’organise autour de trois axes que nous avons nommés : l’axe de l’exercice de la parentalité (celui des droits et des devoirs dont sont investis tout parents), l’axe de l’expérience de la parentalité, son vécu intime (comment on se sent ou non parent, comblé, déçu ou persécuté par son enfant), l’axe de la pratique de la parentalité (les soins et interactions entre parents et enfants). Tout ou partie de ces axes peut être à un moment ou à un autre défaillant, à un moment donné de l’histoire des parents et c’est ce qui légitime l’intervention des travailleurs sociaux. Cependant, les interventions ne sont pas neutres, elles ont un impact positif ou négatif. Elles invalident parfois en effet, la parentalité lorsqu’elles méconnaissent ou ne respectent pas l’un ou l’autre de ces trois axes. Quelques exemples suffiront à le montrer, ils sont issus de la pratique et des témoignages du groupe de parents où j’interviens. Ces parents évoquent :
- une parentalité entravée dans le suivi scolaire de leur enfant (« il faut toujours passer par l’éducateur, nous n’avons pas le droit d’aller voir seul l’instituteur »), dans le champ décisionnel quotidien (« ma fille aînée a coupé ses cheveux, on ne m’a pas demande mon avis. Pour la deuxième, je voulais lui faire percer les oreille, il a fallu que ce soit la famille d’accueil qui le fasse … ») ;
- une parentalité fragmentée, morcelée, empêchant la formation de souvenirs, la transmission de références familiales (« ce qui est difficile c’est de voir son enfant par intermittence, d’être parent en coup de vent, on ne peut rien organiser … » , « comment voulez-vous investir dans l’éducation d’un enfant que vous n’avez pas, pour transmettre quelque chose à son enfant, il faut le connaître, avoir un peu de temps … on n’est pas parent une fois par mois ou une fois tous les quinze jours … »)
- une parentalité déresponsabilisée, délégitimée aux yeux de l’enfant (« à l’école, ils ont fait un arbre généalogique, mais la famille ce n’était pas moi, ils ont mis la famille d’accueil », « ma famille m’a dit qu’elle faisait partie d’une bande, je lui ai dit que je n’étais pas d’accord, mais je la vois une fois par mois, ce que je dis ne sert à rien … »)
Loin de mettre en cause la décision de séparation et de placement, ces parents contestent la forme des interventions, le fait qu’elles empiètent sur les droits parentaux, sur des compétences réelles mais non utilisées. Les interventions s’appliquent trop souvent de façon uniforme, sans tenir compte des possibilités propres à chacun, d’où ce sentiment exprimé de perte de parentalité
Le journal de l’animation : quelles sont les précautions que doivent prendre les professionnels de l’enfance (y compris les animateurs) pour éviter ces effets pervers ?
Catherine Sellenet : elles sont de trois ordres : individualiser les modes d’intervention, repérer les compétences et les points faibles de chaque parent, comprendre la logique de l’autre.
- individualiser les pratiques pour donner sens à la notion de suppléance proposée par Paul Durning. Ce spécialiste en Sciences de l’Education explique que pendant des siècles, le placement des enfants en institutions ou en familles d’accueil a fonctionné sur le mode de la substitution : l’éloignement géographique du placement, la non organisation des visites, le discrédit jeté sur la famille naturelle … tout contribuait à exclure les parents de l’éducation des enfants placés. La notion de suppléance, elle, se réfère à un supplément apporté par l’institution éducative qui ne vient toutefois pas recouvrir strictement l’absence de la famille naturelle. Reconnaître les difficultés parentales, les zones de défaillance tout en sachant stimuler les zones actives de la parentalité (ce qu’on appelle aussi les parentalités partielles), voilà l’enjeu d’aujourd’hui qui correspond donc non pas à une substitution d’une parentalité par une autre, mais bien plutôt à une parentalité partagée.
- Repérer les compétences parentales : si suppléer c’est « ajouter ce qui manque », « compléter », « remplacer dans sa fonction », encore faut-il avoir défini les fonctions parentales et préciser les manques auxquels il faudra remédier pour chaque parent. Encore trop souvent, le placement amène une disqualification globale du parent défaillant, sans valorisation des zones de compétences qui sont les siennes. Les fonctions parentales sont multiples, elles trouvent à s’exprimer dans des tâches plus ou moins partagées au sein du couple. Parmi les plus importantes, il y a d’abord, les tâches d’élevage et de nursing. Il y a ensuite les tâches éducatives : elles concernent les apprentissages multiples, l’acquisition de comportements sociaux adaptés, la transmission de valeurs… Viennent enfin les tâches liées à la responsabilité parentale, dans le rapport avec l’extérieur, les institutions, la société en général : le suivi de la scolarité, le choix de la formation, les décisions sur les sorties, les relations amicales.
En règle générale, ces tâches sont assumées par le couple parental. Pour les parents des enfants placés, la dispersion de ces tâches devient le plus souvent la règle. Les tâches domestiques, de nursing, d’éducation sont attribuées au quotidien à la famille d’accueil ou aux éducateurs de foyer, sauf lors des retours de l’enfant au domicile parental. De même les tâches de responsabilité concernant l’enfant, en principe dévolues aux parents par la loi, se trouvent minorées par l’intervention du service (c’est souvent l’éducateur qui fait le lien avec l’école, non les parents) ou du juge. On assiste donc à un éclatement des tâches parentales entre plusieurs protagonistes du placement, et l’on peut par là-même s’interroger sur la part d’action laissée aux parents dans l’éducation de leur enfant. Le terme suppléance renvoie à un certain nombre d’exigences fondamentales dont la première serait d’avoir fait une juste évaluation des domaines de compétence des parents et de les respecter, puis de potentialiser d’autres capacités non présentes au moment du placement pour qu’une perspective réelle de retour de l’enfant existe à moyen terme.
Comprendre la logique de l’autre : trop souvent, nos représentations, nos attentes vis à vis des parents nous empêchent de saisir la logique de ceux-ci. Je prendrai un exemple dans le champ de l’animation : le projet d’un centre de loisirs de quartier de soumettre l’inscription des enfants à une activité sur le thème du jeu, à la présence des parents. L’objectif de cette équipe d’animation était de créer un espace de jeux entre parents et enfants, d’apprendre aux parents à choisir des jeux adaptés aux besoins des enfants. Ce projet comporte en fait un certain nombre de présupposés : premièrement, « un parent suffisamment bon est un parent qui joue avec son enfant », deuxièmement « un bon parent est un parent qui est un consommateur raisonné voir raisonnable », enfin « un bon parent coopère et s’engage sous une forme contractualisée ». Ces principes ne résistent pas à la logique des parents qui réclament un temps pour souffler, indépendamment de leurs enfants, qui signalent que leurs parents n’ont pas joué avec eux ou qu’ils n’ont pas ce type de modèle dans la tête. D’où l’incompréhension mutuelle entre intervenants et parents parfois.
Le journal de l’animation : Comment pourrait-on favoriser le développement des compétences parentales ?
Catherine Sellenet : Il faut d’abord respecter celles qui existent, en avoir fait l’inventaire. Par ailleurs, nous ne sommes pas si démunis que cela, de nombreuses expériences innovantes existent tels les groupes de parole de parents sur les questions liées à la parentalité ou encore ces groupes croisés de parents et de professionnels sur le thème de la violence intrafamiliale. Ailleurs, d’autres structures accueillent des enfants lors des dysfonctionnements parentaux, selon des horaires très souples et contractualisés. Dans le même temps, une aide psychologique est offerte aux parents. L’institution se pose bien là comme supplétive et non substitutive.
L’idée de suppléance n’est donc pas un vain mot, ou une utopie naissante. Mais pour qu’elle prenne sa véritable dimension, il faudra non seulement modifier les structures mais aussi les pratiques.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal De l’Animation ■ n°07 ■ fév 2000