«Utiliser le langage comme tiers»

Jacques Lambert est Directeur adjoint à Saint Nazaire de l’Institut de Rééducation Psychothérapique des Landettes et de l’IME Marie Moreau qui dépendent de la même association.

Lien Social : quel rôle peut jouer l’utilisation de la parole de l’enfant dans un Institut de Rééducation ?

Jacques Lambert : La parole est centrale. C’est l’outil avec lequel et sur lequel on doit travailler. On est au centre de tout, quand on est sur la parole. On a fait le constat que les enfants qui nous arrivent sont intelligents mais portent une blessure très forte par rapport à leur parole qui n’a été entendue ni par le milieu familial, ni par l’école. Soit ils sont très inhibés (ils sont tellement blessés qu’ils n’osent même plus utiliser la parole et adopte le mutisme comme mode d’expression), soit il sont dans un flot verbal incohérent, soit ils n’utilisent que les actes de violence pour répondre aux sollicitations. Ces trois types d’enfants se retrouvent ensemble. Et, nous, on leur dit : « avec la parole on peut se dire et on peut dire des choses importantes ou agréables, mais aussi désagréables : il n’y a que la parole qui permette de régler les conflits. » On fait le pari de redonner à ces enfants confiance dans la parole et dans l’adulte, par un dialogue qui leur est offert de façon réglée à égalité adultes enfants dans un dispositif particulier qui est le Conseil.

 

Lien Social : On peut vous répliquer que ces enfants ne sont pas capables d’utiliser cette parole du fait même de leur mutisme ou de leurs débordements. Est-ce là un outil bien adapté ?

Jacques Lambert : L’outil est adapté, même s’il est en difficulté permanente et est remis en cause sans arrêt. C’est toujours plus facile de poser un acte violent, bras d’honneur ou un coup de poing à l’autre, que de prendre la parole dans les règles en levant la main, en demandant son tour au président de séance, en ayant élaboré une suite de mots ou une pensée, en étant écouté mais aussi en écoutant. Il y a un chemin à parcourir qui est long, une pente à remonter qui n’est pas facile et qui demande beaucoup de cohérence et beaucoup de patience. Qui plus est, l’outil est pertinent pour favoriser la resocialisation. On a les moyens de faire travailler le groupe de 11 en sous-groupes de 5 et de 6, voire de 3. Pour qu’ils puissent retourner vivre quelque chose soit par le sport,  soit dans une activité ludique, soit dans une école ordinaire, il faut qu’ils refassent l’expérience d’un échange en groupe. Les réunir tous ensemble à un moment donné, une demi-heure dans la journée, c’est donc les remettre dans  l’expérience de la réalité sociale.

 

Lien Social : Avez-vous pu constater des progrès chez les enfants qui seraient liés à cette pratique ?

Jacques Lambert : Tout à fait. On a eu pendant un mois et demi, trois enfants qui n’ont rien dit. Un enfant mutique, un enfant violent et une jeune fille qui a un discours très peu cohérent. Ils ont été dans l’observation.  Aujourd’hui avec leurs moyens, ils arrivent à formuler des demandes, ils n’ont plus peur de prendre la parole. Ils savent qu’ils sont écoutés. La petite qui restait mutique, elle dit des choses, même si c’est compliqué pour elle, parce qu’elle a à sa disposition peu de vocabulaire. Le gamin qui ne savait répondre que par violence, il lui arrive encore largement dans la journée de donner des coups de poings dans le mur ou dans les radiateurs ou même sur ses camarades. Mais au conseil, il utilise la parole en demandant son tour, en abordant le bon sujet et en laissant les autres s’exprimer. Il est dans le progrès, même s’il lui arrive encore d’intervenir quand ce n’est pas son tour ou en coupant celui qui parle.

 

Lien Social : Cette méthodologie est-elle utilisable partout ? Faut-il avoir accès à la parole pour pouvoir l’utiliser ?

Jacques Lambert : La parole peut prendre diverses formes. Par exemple, quand on procède au vote, qu’on soit capable de prononcer des phrases ou pas, on peut se positionner. Cela nous est arrivé pour le choix d’un jeu de cours extérieur. Ceux qui étaient capables de s’exprimer ont donné leur avis et ceux qui n’ont pu parler ont opiné du chef ou levé la main (on vote à main levée), faisant en tout cas un signe d’acquiescement ou de refus. Il y a possibilité de langage pour tous.

 

Lien Social : Quelle a été la réaction des professionnel face à cette nouvelle méthodologie ?

Jacques Lambert : Notre parti pris est de ne pas répondre à la violence par une autre violence. Mais quand on est au contact avec ces enfants, on a tellement envie de répondre de façon immédiate qu’on réagit avec des paroles souvent lapidaires. Si on n’y prend pas garde, elles peuvent être violentes. Nous devons, nous aussi adultes, avoir la maîtrise de notre parole, dans les mêmes règles que les enfants. C’est un immense effort pour les professionnels, car c’est très difficile à mettre en place et à faire tenir. Cela demande une énergie intérieure énorme, une vigilance importante. Mais, cela peut aussi se traduire par un retour de tranquillité pour l’adulte. Ayant vu les progrès de certains jeunes, l’équipe sait qu’il peut y avoir là une certaine efficacité à utiliser le langage ainsi comme tiers. Aussi adhère-t-elle au principe, même si chacun l’intègre à son rythme. Nous travaillons par ailleurs sur une parole qui vient soutenir et ordonner le fonctionnement institutionnel.

 

Lien Social : Cette approche que vous décrivez peut apparaître comme thérapeutique…

Jacques Lambert : Ca a été mis en place avec une idée thérapeutique. Mais attention : il ne s’agit pas de réunir les enfants pour qu’ils parlent d’eux. On avait ces réunions-là dans les années précédentes. Elles ont connu un échec. Parce que les enfants étaient mis hors d’eux-mêmes, quand ils étaient amenés à parler de leurs problèmes personnels, en présence de plusieurs adules et d’autres enfants. Le Conseil est donc un lieu de parole qui se limite à de l’information, les lieux  où on peut parler de soi existent à côté.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°512 ■ 16/12/1999