Janvier Roland & Matho Yves - Droit des usagers
« Le droit des usagers… ou la révolution qui ne dit pas son nom »
Journal du droit des jeunes : dans votre ouvrage, vous développez longuement les attitudes et les comportements professionnels qui peuvent aller à l’encontre du droit des usagers. Pouvez-vous nous tracer un état des lieux des pratiques actuelles ? Autrement dit, pensez-vous que globalement nos services et établissements sont respectueux ou au contraire qu’ils font encore trop peu de cas de ce droit des usagers ?
Roland Janvier : Le travail qu’on a fait n’est pas né comme cela de génération spontanée, ou en avance sur son temps. Il s’inscrit dans un contexte actuel qui est tout à fait porteur, puisqu’il y a beaucoup de choses qui ont bougé ces dernières années : la prise en compte de l’enfant dans ses droits au travers de la Convention Internationale, les pratiques de défense de plus en plus généralisées des usagers, le recours à des avocats, tout le contexte d’interrogation du travail social sur lui-même, les questions sur le lien social, le projet de société etc … Tout ce contexte porteur correspond à un mouvement de fond qui part de l’émergence de l’individu et qui va jusqu’à une construction toujours plus fine des rapports démocratiques. Tout cela vient aujourd’hui percuter un certain nombre de pratiques de l’intervention sociale basées sur une culture faite de rapport de pouvoir, de discrimination et de domination. C’est dans ce sens-là qu’on peut établir que la thématique du droit des usagers est plutôt bien accueillie dans les établissements et services de l’action sociale. Pour autant, les questions qui sont ainsi soulevées viennent heurter un peu de plein fouet les pratiques traditionnelles.
Yves Matho : Je pense qu’effectivement on est en partie dans l’air du temps. Beaucoup de démarches actuellement se réfèrent au thème de la citoyenneté et du droit des usagers : en ce sens, cette question est porteuse. Mais, en même temps, je pense qu’on est en avance dans ce qu’on essaie de conceptualiser de nos pratiques du droit des usagers. Dans les établissements, les professionnels sont à la fois intéressés par le droit des usagers et à la fois très réticents sur le changement de leur pratique, parce qu’ils sont inquiets de ce que cela peut provoquer chez eux.
Journal du droit des jeunes : Justement, cela m’amène à la deuxième question, quelles sont les réticences et l es résistances qu’oppose le milieu professionnel à la prise en compte du droit des usagers ?
Roland Janvier : Les réticences sont liées pour beaucoup à la peur de l’inconnu. Chacun perçoit, effectivement, que, derrière ce nouveau positionnement des usagers dans les rapports éducatifs et sociaux, il y a -comme on l’a dit dans le livre- une révolution qui ne dit pas son nom. D’un côté, on trouve celles et ceux qui sont plutôt dans les résistances parce qu’ils s’accrochent dans leur pratique. Dans les arguments qui sont alors avancés, on n’est pas dans un débat qui aborde la question du projet de société ou la place de l’usager. Cela se situe plus sur un argumentaire très concret de mise en œuvre, de faisabililité, de réalisme budgétaire, autant de réactions qui enferment les acteurs dans une conception étroite, faisant du droit plus un carcan qu’un tremplin pour essayer de créer du neuf.
De l’autre, on trouve celles et ceux qui sont plutôt dans l’ouverture parce qu’ils pensent que le travail social peut réinventer de nouveaux rapports sociaux et peut, depuis sa place, contribuer à la construction d’une société plus démocratique et plus juste. Mais, les résistances sont, malgré tout, encore importantes. Il n’y a qu’à voir huit ans après le décret sur la mise en place de conseils d’établissement, le nombre d’institutions qui ont appliqué la loi…
Journal du droit des jeunes : En connaissez-vous le nombre ?
Roland Janvier : Il y a un observatoire du droit des usagers qui est en train de se monter. On devrait donc pouvoir avoir de données un plus chiffrées. Mais pour l’instant, on ne sait pas. C’est bien la preuve de la difficulté : il y a un texte qui a mis en place un dispositif, mais on n’a aucune possibilité de savoir dans quelle proportion il est appliqué. En outre, la loi n’a pas prévu de moyens de coercition pour obliger à cette application.
Yves Matho : La révolution dont il est question a créé un bouleversement dans la relation entre l’intérieur et l’extérieur ainsi qu’à l’intérieur même des établissements. Cela déséquilibre ce qui avait été mis en place tout au long des dernières décennies. La résistance est beaucoup lié à cette remise en cause de la culture institutionnelle. Cela fait naître des craintes énormes par rapport, par exemple, à la reconnaissance tant professionnelle qu’à l’égard des usagers ou encore la crainte d’être jugé par ces derniers.
Roland Janvier : je voudrais, pour compléter, dire que les établissements et services qui s’orientent vers une prise en compte du droit des usagers, découvrent une dynamique complètement neuve au niveau institutionnel. Yves et moi en avons fait l’expérience, chacun dans nos établissements. Mais, c’est aussi le constat que font les collègues qui partagent les conceptions qu’on développe : cela redynamise et crée de nouvelles perspectives de travail.
Yves Matho Je crois que la grande crainte des établissements consiste bien à être interpellés sur les pratiques au quotidien. (Roland Janvier : … et fragilisés). Et, c’est vrai qu’ouvrir l’établissement aux usagers et aux parents d’usagers, ça questionne les pratiques et ça amène du mouvement et du changement.
Journal du droit des jeunes : Si vous aviez à hiérarchiser les principaux droits des usagers que les professionnels doivent respecter, quels sont les trois premiers par ordre d’importance que vous placeriez en tête ?
Roland Janvier : le premier droit serait le droit à des rapports humains et sociaux équitables. Ce droit là repose sur le concept d’altérité qui est un savant dosage entre le respect, la dignité, l’autonomie, l’interdépendance etc …
Le deuxième droit serait la capacité à participer au débat démocratique : l’usager d’un établissement est, comme le travailleur social, un citoyen à part entière. Cela ne sert à rien de l’affirmer si on ne crée pas les conditions réelles de la participation de tous aux débats de société.
Le troisième droit, est celui qu’on pourrait appeler le droit à construire sa vie, à être acteur. Une société démocratique, qui s’édifie par elle-même, a besoin d’individus qui soient acteurs et responsables … (Yves Matho : peut-être le droit à la responsabilité) … oui c’est exactement ça.
Journal du droit des jeunes : Vous affirmez que les droits peuvent servir aussi à instrumentaliser les usagers ? Pouvez-vous nous expliquer en quoi ?
Roland Janvier : instrumentaliser l’usager, en faisant appel à ses droits, c’est l’identifier uniquement à partir de son rapport aux institutions d’action sociale. Cela revient, en fait, à nier sa dimension citoyenne, c’est à dire à lui refuser une place dans son rapport social et politique au reste de la société dans une articulation dialectique de droits et de devoirs. En limitant l’usager à ses difficultés, à ses troubles, à l’aide à laquelle il a besoin, on lui donne des droits mais qui sont strictement limités à l’individu-problème. La perspective qu’on développe, pour éviter cette instrumentalisation, c’est de référer les usagers aux droits de l’homme et aux droits du citoyen. Nous refusons qu’ils soient isolés dans des droits qui leur seraient particuliers, parce qu’ils seraient dans une situation de fragilité. Une telle dérive n’est pas très éloignée de pratiques communautaristes qui vont à l’encontre de ce que nous essayons de défendre. Nous revendiquons, tout au contraire, pour eux, des droits qui ne soient qu’une déclinaison équitable des droits de l’homme.
Yves Matho : Ce qu’il faut rappeler, c’est qu’il est aussi possible d’instrumentaliser le droit des usagers dans l’autre sens. Je pense à la question de la responsabilité et à la dérive du droit en Amérique qu’on traite dans notre ouvrage. On peut proclamer que les gens sont responsables et sont sujets de droits et comme cela se passe pour les mineurs outre-Atlantique, leur faire porter une responsabilité pleine et entière d’un certain nombre d’actions au même titre que s’ils étaient adultes. Il faut que chacun soit à sa place. Il ne faut pas non plus qu’on utilise le droit des usagers à la place de notre responsabilité d’acteurs sociaux.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal du Droit des Jeunes ■ n°190 ■ déc 1999