Benasayag Miguel - Valeur de l'animation

Miguel Benasayag, Franco-argentin, est philosophe et psychanalyste. Ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine, il a été emprisonné pendant quatre ans sous la dictature. Il est professeur invité à l’Université Lille 3 et milite en France au Réseau éducation sans frontière et dans la mouvance alternative en Argentine. Miguel Benasayag reconnaît la victoire du capitalisme mais croit aux possibilités de résistance.

JDA : La notion de valeur marchande est-elle compatible avec le monde du social en général et celui de l’animation en particulier ?
Miguel Benasayag : pour mettre en œuvre une animation sociale, il est fondamental de disposer d’un budget. Si l’argent apparaît effectivement comme un élément nécessaire, il n’est toutefois pas –comme on le dit en mathématique – suffisant. Il faut aussi avoir un projet, disposer des compétences professionnelles adéquates, procéder à l’analyse des besoins etc … La dérive à laquelle on assiste consiste, au prétexte de la nécessité de disposer de ressources financières, à faire passer au premier plan la question du financement. Dans le domaine de l’animation comme dans le reste de la société aujourd’hui, il y a une confusion qui s’établit entre deux niveaux de la réalité : celui qui rappelle l’incontournable contrainte économique et celui qui soumet toute action envisagée à l’économie. Il y a une ligne de résistance à créer, à ce niveau là, entre ceux qui raisonnent, en terme de productivité et ainsi soumettent l’animation aux règles de la gestion capitaliste et ceux qui, tout en reconnaissant la dimension financière, refusent de mesurer leur action à l’aune des seules notions de rendement.
 
JDA : quelles sont les valeurs qui vous semblent les plus préjudiciables dans cette tentation à vouloir appliquer les règles de gestion capitaliste  à tous les niveaux de la société ?
Miguel Benasayag : ce qui me semble le plus préjudiciable, c’est qu’on est en train de saturer notre vision du monde et la façon de percevoir notre propre existence en les réduisant au prisme de la logique utilitariste. Ce n’est pas une menace seulement pour l’avenir. C’est une destruction de la vie aujourd’hui et maintenant. Le fait qu’un jeune pense sa formation professionnelle et choisisse le métier qu’il exercera plus tard, en n’y voyant seulement qu’un moyen de gagner de l’argent relève du morbide, parce que cela attaque massivement le lien social et la culture que recouvre aussi tout métier. Je revendique la profonde et foncière inutilité de l’homme.
 
JDA : Le capitalisme ne semble guère avoir de modèle alternatif : a-t-il définitivement emporté la partie ?
Miguel Benasayag : Il faut bien être clair : pour le moment, nous vivons avec le néo-libéralisme le triomphe total du capitalisme. Ceux qui veulent s’opposer à ce système doivent accepter de reconnaître qu’il n’y a aucune alternative globale possible. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas une multiplicité de résistances tout aussi possibles. Et à commencer par arrêter de penser le monde comme une globalité. Le capitalisme a inventé un monde unique et unidimensionnel, mais ce monde n’existe pas en soi. Pour exister, il a besoin de notre soumission et de notre accord. Ce monde unifié qui est un monde devenu marchandise, s’oppose à la multiplicité de la vie, aux infinies dimensions du désir, de l’imagination et de la création. Et il s’oppose, fondamentalement, à la justice.
 
JDA : si le capitalisme l’a emporté, est-ce encore possible de s’y opposer ?
Miguel Benasayag : dans chaque dimension de la vie on peut trouver à résister. Quand dans ma consultation en pédopsychiatrie, on m’amène un enfant présenté comme déviant et perturbateur, en me demandant de le redresser pour éviter qu’il devienne chômeur ou délinquant, j’ai possibilité de répondre qu’il faut l’écouter et comprendre ce qui se passe en lui et non chercher à ce qu’il soit « normalisé », ou qu’il soit rendu « performant ». Car la norme n’est qu’une construction idéologique. C’est, par excellence, un lieu vide, car personne n’est jamais véritablement dans la norme. Elle reste un modèle idéal à atteindre et par rapport auquel chacun de nous ne peut que mesurer son éloignement. Le paradoxe de la norme, c’est que plus on recherche à s’en approcher, à s’y conformer, plus on fait ressortir finalement son irrémédiable distance. Si par contre, on tente de développer d’autres normes, d’autres modes d’être, on échappe à la comparaison systématique d’avec la norme dominante et on peut se définir d’après des critères positifs. En réagissant ainsi, je m’oppose à la vision utilitaire du capitalisme.
 
JDA : quelle forme peut prendre cette résistance ?
Miguel Benasayag : Il faut éviter deux écueils. Le premier consiste à considérer qu’on peut résister tout seul dans son coin. Croire par exemple que l’on peut impulser la décroissance en fermant le robinet d’eau ou en refusant de rouler avec sa voiture. Si cela permet de se faire plaisir, cela revient aussi à une forme d’impuissance. L’autre écueil, c’est la recherche d’un modèle unique, d’un leader que l’on retrouve par exemple dans l’adhésion à un parti. On est dans une époque où l’on doit permettre beaucoup de jeu entre les différentes façons de résister. Il n’y a pas de voie royale. La multiplicité est fondamentale : elle doit éviter à la fois la dispersion et la centralité. Un réseau de résistance qui respecte la multiplicité est un cercle qui possède, paradoxalement, son centre dans toutes les parties.
 
 
Propos recueillis par jacques Trémintin
Journal de L’Animation  ■ n°83 ■ nov 2007