Esterle-Hédibel M. - Délinquance des mineurs
« On assiste à une véritable criminalisation de la pauvreté »
Enseignante-chercheuse à l’IUFM du Nord-Pas-de-Calais, membre du groupe Claris.
On parle beaucoup d’explosion récente de la délinquance des jeunes. Le groupe CLARIS, auquel vous appartenez, est très critique à l’égard de ce genre d’affirmation. Pourquoi ?
Maryse Esterle-Hédibel : Nous sommes effectivement très critiques face au discours ambiant sur la délinquance des jeunes car il n’existe pas d’outils vraiment fiables permettant de mesurer cette réalité. Ainsi, pour l’année 2001, nous avons les données du ministère de l’intérieur (qui mesurent, avant tout, l’activité de la police et de la gendarmerie) et quelques enquêtes de victimation (qui interrogent un échantillon représentatif de personnes sur ce dont elles ont été victimes), notamment l’une d’elle réalisée par des chercheurs du CESDIP en région parisienne auprès de plus de 10.000 personnes. Les faits de délinquance constatée auraient augmenté de 7, 69 %, la hausse étant plus sensible en zone rurale et périurbaine qu’en zone urbaine. Le taux d’élucidation reste très faible (moins de 20% pour les cambriolages, moins de 10% pour les vols de voiture). S’il y a bien une augmentation pour les mineurs, on observe une diminution chez les 15-17 ans et une stabilisation chez les 13-15 ans. Les données dont on dispose ne permettent donc de confirmer ni cette explosion phénoménale, ni ce rajeunissement que colportent les médias. C’est là une idée reçue contre laquelle nous nous sommes mobilisés pour dire attention : on ne peut faire dire aux chiffres ce qu’ils ne disent pas.
L’impression d’insécurité qui domine n’est quand même pas une simple illusion ?
Maryse Esterle-Hédibel : C’est surtout la petite délinquance de proximité qui a progressé. Principalement, les vols de portables qui jouent beaucoup dans l’augmentation du nombre de vols avec violence ( à Paris, par exemple, ils comptent pour 40% de cette catégorie). Se sont aussi accrus les vols à la roulotte ou les petits cambriolages et les atteintes aux personnes (viols en particulier contre des mineurs). Par contre, ce qui a notablement progressé, ce sont les outrages ou rébellions aux forces de police ou de gendarmerie ainsi que les dégradations de biens. Cela démontre la détérioration des relations entre les jeunes et les forces de l’ordre. On prétend souvent que ce serait lié à des jeunes qui ne respecteraient plus rien. Il faut plutôt aller chercher du côté du ciblage de l’action policière en direction du public juvénile, avec des contrôles d’identité à répétition qui provoquent l’exaspération. Certains jeunes commencent à entrer dans la chaîne pénale sous l’incrimination d’outrage et rébellion à agent de la force publique. Ces délits qui entrent dans les statistiques (et qui par contrecoup renforcent le sentiment d’insécurité) existent du fait même des lois et des actions policières menées dans des lieux fréquentés par des jeunes. Je pense par exemple à la loi sur la sécurité quotidienne de novembre 2001 qui pénalise les regroupements dans les halls d’immeuble. On a vu se multiplier depuis quelques mois des interventions policières musclées pour non seulement procéder à des contrôles d’identité mais aussi pour exiger l’évacuation des halls d’immeubles. On connaît plusieurs situations où des personnes se sont opposées calmement aux forces de police et se sont trouvées mises en examen pour outrage et rébellion. Tout cela a fait forcément gonfler les statistiques. Autre poste en augmentation : celui concernant les dégradations de biens publics, ce qui tend à laisser penser qu’il y a aussi un problème qui commence à se constituer entre certains jeunes et un certain nombre d’institutions.
Quels sont les facteurs qui ont contribué à détériorer la perception que l’on a de la jeunesse et de la délinquance des jeunes ?
Maryse Esterle-Hédibel : Cette tendance a commencé à émerger très fortement au début des années 90. Il y a eu plusieurs phénomènes qu’on peut décrire à grands traits. On a d’abord assisté à un changement de politique à l’égard des quartiers d’habitat social. Les gouvernements successifs ont peu à peu cessé de traiter la question des violences entre jeunes et forces de l’ordre par la négociation. Ils ont adopté un virage sécuritaire amplifié par la création d’une section des renseignements généraux “ville et banlieue ” qui a mis en place un outil d’étude sur les violences urbaines. On a commencé ainsi à catégoriser les actes posés par certains jeunes hors de tout contexte, en les séparant notamment complètement des situations de violences policières pourtant à l’origine parfois d’incident graves comme la mort de jeunes sur un quartier. Cette manière de présenter les choses a eu pour effet d’accoutumer l’opinion publique à l’idée que la violence était le fait des seuls jeunes qui seraient en eux-mêmes les fauteurs de troubles, sans prendre en compte que toute action violente est le produit des interactions qui l’ont précédée. Avec comme conclusion, qu’on aurait à faire à une population dangereuse, de plus en plus violente et qu’il faudrait réprimer. Autre élément important à prendre en compte : le chômage de masse n’a pas disparu. Tous les efforts qui ont été faits, notamment en matière d’emplois jeunes, n’ont pas profité à ceux qui sont les plus en difficulté. C’est une couche plus diplômée qui en a bénéficié. La “ reprise ” s’est traduite dans les quartiers pauvres par des emplois précaires à durée déterminée. Il y a aujourd’hui en France quatre millions de personnes en situation de pauvreté. Le système social entérine le fait qu’il y ait une fraction de la population qui est exclue du marché de la consommation et de celui du travail et quand elle accède à un emploi, il est marqué par la précarité. A cela se rajoute le refus d’accorder des logements à des gens qui y ont pourtant droit, parce qu’ils sont pauvres, de couleur ou étrangers, avec comme conséquence le maintien de conditions parfois dramatiques de logement dans des habitations extrêmement dégradées.
La société ne ferait donc que récolter ce qu’elle a semé : que pensez-vous de la façon dont elle semble vouloir répondre à cette réalité ?
Maryse Esterle-Hédibel : Se pose, effectivement, la question de la gestion de ces situations potentiellement explosives. Ce sont des gens qui sont hors du système de consommation et de travail ou à sa marge, mais en tout cas en situation d’exploitation forte, sans que structurellement grand chose ne soit prévu pour y remédier. On assiste depuis quelques années à un glissement progressif visant à vouloir régler cette question en déplaçant le problème vers l’insécurité. Comme il n’y a pas de véritable volonté politique de régler les problèmes de chômage ou de pauvreté, on s’attaque à la délinquance dans un esprit très répressif. Les autorités cherchent aujourd’hui à traiter les problématiques juvéniles du point de vue de l’ordre public. D’où la pénalisation des regroupements au bas des immeubles, les arrêts pris par certaines municipalités pour interdire la circulation des enfants de moins de 13 ans, ou même, comme c’est le cas à Asnières, pour interdire tout rassemblement de plus de trois jeunes de moins de 16 ans devant tout établissement public. Ce sont là des exemples emblématiques de la tendance à la pénalisation de la jeunesse et de la pauvreté. On se serait cru en guerre à entendre par exemple les déclarations de Jacques Chirac pendant la campagne électorale, répétant que plus personne “ n’était à l’abri de rien ” et qu’on risquait une agression dès qu’on sortait de chez soi. Résultat : des gens qui vivaient dans des petits villages complètement paisibles où il ne se passait quasiment jamais rien, où il n’y avait pas l’ombre d’un étranger à cinquante kilomètres à la ronde, éclaraient dans les médias qu’ils avaient peur de sortir de chez eux, le soir. Il y a bien eu construction d’un sentiment d’insécurité.
Quelle attitude devrait-on adopter face aux actes de délinquances des jeunes ?
Maryse Esterle-Hedibel : Aujourd’hui il existe l’ordonnance de 1945 qui privilégie l’éducation sur la répression pour les mineurs délinquants. Il y a des éducateurs du secteur privé et public qui font un travail important, dont les pouvoirs publics pourraient favoriser et renforcer l’action. Au lieu de cela, on assiste à une recrudescence de mesures et de projets de lois répressifs et de présence policière. Quand on s’habitue à voir des CRS ou des militaires dans les gares, dans le métro, dans les aéroports, on peut craindre une banalisation progressive d’une mise sous contrôle constant de la population. Récemment, à Dammarie les Lys, deux jeunes hommes ont été tués, au cours d’une course poursuite avec les forces de l’ordre. Une association, qui a essayé de dénoncer cela, a vu ses locaux littéralement saccagés par une intervention policière. En accord avec la préfecture la mairie et le bailleur social qui lui louait les locaux, elle se retrouve aujourd’hui dehors. Ceux qui applaudissent quand on renforce la répression, ne savent pas que depuis 1991 le nombre de mineurs incarcérés a doublé. Une majorité de personnes est persuadée au contraire du laxisme de la justice, pense que les jeunes délinquants bénéficient de l’impunité, alors qu’ils sont proportionnellement plus poursuivis et plus punis que les adultes. La répression est en pleine action depuis le milieu des années 90. L’idée qu’on n’a rien fait et qu’il faudrait à présent se mettre à agir est complètement fausse. Il existe d’autres moyens de répondre aux difficultés de certains jeunes. Je travaille actuellement sur les processus de déscolarisation. J’ai pu constater comment les institutions ont pu “ rater le coche ” avec des jeunes et leurs familles et comment, dans d’autres cas, il a été possible de maintenir l’adolescent dans l’école, en prenant en compte la complexité des situations qu’il pouvait vivre, ou bien de garder un lien avec lui pour l’orienter vers un apprentissage par exemple, après plusieurs mois d’arrêt de scolarité. Il y a des expériences qui existent et qui s’appuient sur des actions éducatives, sur le travail des réseaux au sein des quartiers, sur la solidarité active avec les milieux les plus en difficulté. Il est important de les faire connaître de les valoriser.
Maryse Esterle-Hedibel a publié en 1997, aux éditions L’Harmattan “ La bande, le risque et l’accident ”
Claris est un groupe réunissant des chercheurs professionnels et indépendants refusant les discours médiatiques et politiques, axés sur le simplisme et les artifices. Il propose un autre discours sur la délinquance juvénile, qui ne nie aucune réalité mais qui s'efforce de la comprendre de façon précise et donc d'orienter la réflexion sur les solutions adéquates. Les membres de Claris interviennent dans le débat public et peuvent être sollicités pour animer des rencontres.
Ils publient un bulletin téléchargeable gratuitement sur Internet sur le site suivant :
http://laurent.mucchielli.free.fr
Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal de L’Animation ■ n°32 ■ oct 2002