Brohan Jean-Luc - Communautarisme
Après trente ans de travail auprès de publics toxicomanes et délinquants, dont cinq années comme directeur éducatif dans l’humanitaire (missions et convois en Pologne, Roumanie, Bosnie, Bengladesh…), Jean-Luc Brohan vient de faire valoir ses droits à la retraite. Retraite active comme bénévole, chargé de mission auprès du directeur général du groupe SOS qui rassemble aujourd’hui 2.000 collaborateurs et 130 établissements d’accueil, de soins, d’hébergement, d’insertion, d’éducation et de formation professionnelle avec un objectif commun : la lutte contre les exclusions..
Journal de l’animation : tout au long de votre carrière, vous avez côtoyé beaucoup de jeunes issus de l'immigration. Quel rapport avaient-ils avec leur culture d’origine ?
Jean-luc Brohan : Ce qui est difficile avec des enfants qui appartiennent à la troisième, quatrième ou cinquième génération après l’immigration de leurs parents, c’est que leurs familles ont parfois perdu pied tant par rapport à leur pays d’origine, que par rapport à leur pays d’accueil. Elles rencontrent des difficultés chez nous, mais elles sont aussi mal acceptées lors des retours dans leur pays de naissance où elles sont vécues comme des touristes. Quand on n’est bien nulle part, on le vit mal. Les jeunes évoluent donc entre leur banlieue stigmatisée et le bled où ils ne se retrouvent pas non plus. Quand on ne va pas bien on se rattache à la glaise qu’on a sur ses chaussures. Mais là, ils n’ont même pas la possibilité d’avoir la nostalgie du paradis perdu, avec le rêve d’un retour au pays qui pourrait les transcender et les tirer vers un ailleurs possible. Ils n’ont pas fait le choix de venir en France à partir d’une adhésion à ses valeurs et son idéal. Ils y sont nés et s’y retrouvent le cul entre deux chaises !
Journal de l’animation : les racines sont-elles donc à ce point importantes ?
Jean-luc Brohan : Dans notre société, pour qu’un homme puisse bien vivre, en toute dignité, il faut qu’il ait une histoire, une culture et des racines. C’est là l’hypothèse de départ de ma réflexion. Cela me semble même la condition pour qu’il puisse s’ouvrir aux autres. Pour que différentes communautés vivent en bonne intelligence, il faut que chacune d’entre elles aie une bonne estime d’elle-même, une image positive de ce qu’elle est et d’où elle vient. Ce que j’ai toujours essayé de faire avec ces jeunes qui se sont emparés de quelques signes de leur culture d’origine, sans toujours savoir à quoi cela correspond, c’est de leur permettre d’y trouver du sens. Ils se montraient très curieux de ce que je pouvais leur dire et avides d’en connaître plus, d’autant que cela permettait d’engager un échange sur qui ils étaient, quel était leur histoire, ce que c’était qu’être musulman ou arabe, la différence entre l’un et l’autre… Cela permettait d’évoquer la grande nation qu’ont formé les Arabes et ce qu’ils ont apporté : l’astronomie, les mathématiques, les jardins de l’Alhambra. Rétablir les racines, c’est redonner aux personnes leur dignité.
Journal de l’animation : jusqu’où alliez-vous dans cette réappropriation de ses racines ?
Jean-luc Brohan : J’ai toujours essayé, par exemple, de faciliter dans les institutions la pratique du Ramadan, même si, parfois, cela posait d’énormes difficultés d’application. Le choix de respecter cette coutume relève chez beaucoup de jeunes, bien plus d’une volonté de se démarquer que d’un désir vraiment religieux. Je les plaçais en position de respecter cette règle. Généralement, au bout de trois ou quatre jours, ils arrêtaient d’eux-mêmes, car ils se rendaient bien compte que c’était trop compliqué. Mais, ils en avaient eu la possibilité. Ce n’est qu’ensuite que je leur expliquais ce que signifiait cette période de carême : « c’est un moment particulier de l’année où tu vas essayer d’être le meilleur avec les autres, où par exemple tu vas éviter d’insulter tes camarades ou les adultes ». Autre exemple, le geste de mettre la main sur le cœur quand on dit bonjour. Là aussi, je leur en donnais la raison. Je me suis attaché à relier les rites qu’ils glanaient à droite et à gauche, sans en connaître ni l’origine, ni la signification. Et c’est là qu’il semble essentiel que les professionnels aient une connaissance de ces cultures différentes, ce qui malheureusement rentre que trop rarement dans leur formation.
Journal de l’animation : n’y a-t-il pas là un risque d’encourager un certain communautarisme qui refuse l'assimilation et revendique des droits particuliers pour chaque minorité ?
Jean-luc Brohan : Le communautarisme, c’est avant tout un réflexe de repli sur soi, lié à la peur de l’autre qu’on ne connaît pas. C’est aussi une tentative de combler un manque : l’absence de transmission de valeurs dans la cellule familiale, phénomène qui n’est d’ailleurs pas propre à une seule communauté. Je pense qu’il ne faut pas se tromper d’interprétation. Ce à quoi on assiste, c’est un mouvement bien plus global : le besoin identitaire qui émerge un peu partout est une réponse à la mondialisation et la globalisation qui engendrent de l’inquiétude et du désarroi face au processus d’uniformisation de la pensée. Chacun revendique sa propre culture et ses propres racines. Pour beaucoup de jeunes, cette quête n’est pas satisfaite par une famille qui ne réussit pas à répondre à leurs questions. La véritable lutte contre le communautarisme passe peut-être par la possibilité d’apprendre sa culture, voire même sa religion et ainsi de retrouver ses racines autrement qu’à travers un imam qui débarque d’Arabie Saoudite. Les jeunes ont besoin de paroles fortes portées par des personnes qui représentent quelque chose, cela constitue un très grand défi à relever.
Journal de l’animation : Cela signifie-t-il l'échec du modèle républicain français qui refuse tout particularisme considéré comme potentiellement menaçant pour l'unité nationale ?
Jean-luc Brohan : Le communautarisme anglo-saxon n’est-il pas lui-même en crise, quand on voit tout récemment les britanniques passer d’un laxisme à mon avis coupable à l’égard des groupes extrémistes (au nom du respect des minorités) à une répression aveugle ? Pour ce qui est du modèle républicain, je n’ai jamais cru à l’assimilation qu’il préconise. Je crois plus à la richesse des différences et des particularismes de chacun, dans le respect, la curiosité et la bienveillance à l’égard de la culture des autres. Pour que cela tienne, il faut que chaque groupe se sente relié aux autres par des valeurs communes qui puissent jouer un rôle fédérateur. Même si les lois et les règles sont nécessaires, encore faut-il qu’elles soient transcendées par un idéal commun. Or, cet idéal commun n’existe pas. Nulle part, je ne le vois expliqué, ni raconté, pas plus aux enfants, qu’aux adultes. Ainsi, par exemple, dans toutes les cultures et toutes les religions, on trouve un appel à l’amour de l’autre. Cela ne fait pas partie des connaissances qui devraient être transmises à toutes et à tous. Ce qui est mis en œuvre au sein des communautés est trop peu encouragé. Il n’y a pas une véritable volonté politique pour le faire.
Propos recueillis par Jacques Trémintin