Teillac Martine - L'ennui
« Au lieu de se laisser imprégner par l’activisme ambiant, retrouver ce qui fait le fond de notre humanité »
Martine Teillac, psychanalyste et thérapeute de couples, a souvent entendu, dans son cabinet, des patients se plaindre de l’ennui. Elle a été amenée à travailler avec eux ce sentiment devenu pesant et culpabilisant, pour les aider à en faire un passage initiatique vers quelque chose d’eux-mêmes qu’ils ne prennent pas suffisamment le temps de tenir en considération. Elle vient de publier « Vaincre sa culpabilité », aux éditions du Toucan.JDA : L’ennui a-t-il toujours existé ou est-ce un sentiment contemporain ?
Martine Teillac : L’ennui a toujours existé. Il a même parfois été extrêmement valorisé. Comme à l’époque des romantiques où on allait même jusqu’à le cultiver, au point d’en arriver à une sorte de blues qui n’était pas la dépression mais un regard un peu voilé sur la réalité de la vie. C’est le sentiment de vide qui permit aux philosophes de l’antiquité de réfléchir. S’il n’y avait pas l’ennui, nous serions pris dans le tourbillon et l’extériorité de la vie et nous ne prendrions le temps ni de l’approfondir, ni d’y réfléchir, en lui cherchant un sens. Ce qui est contemporain, c’est cette obligation de performance, d’action, de dynamisme, de bonheur, d’activisme qui amène les êtres humains du monde occidental à mettre en oeuvre leur existence sur un registre un peu forcené. L’ennui vient comme un contradicteur de cette idéologie dominante. Et c’est pour cela que, d’une certaine façon, j’en fais l’apologie.
JDA : Justement, qu’est-ce qui vous permet donc d’en faire l’éloge ?
Martine Teillac : L’ennui peut être considéré comme une activité mentale à part entière. C’est fou le nombre d’idées qui nous passent à travers la tête, dans ces moments-là. C’est parfois une introspection un peu morose. Mais c’est aussi l’occasion de se poser en se disant que n’ayant rien envie de faire et ne pouvant pas tourner le dos à cette situation, autant la vivre le mieux possible. Plutôt que trouver une occupation pour fuir cet ennui, essayons de négocier avec lui, en lui donnant une occupation. Tentons de l’investir, en laissant venir les images, les idées et son imaginaire. Cela peut avoir un aspect très créatif. L’ennui est un état d’être flottant qui permet de reprendre des forces. C’est bien.
JDA : Comment expliquez-vous que l’on cherche si souvent à fuir cet ennui que vous valorisez tant ?
Martine Teillac : On essaie effectivement de lui tourner le dos, parce qu’on oppose d’une manière totalement arbitraire l’ennui au bonheur de vivre, à la joie, au bien-être, ce qui est tout à fait réducteur. On le considère comme nocif ou comme une sorte d’ennemi. Il est assimilé à un refus de vivre, la vie étant limitée à sa seule dimension active. Mais, ce dénigrement s’explique aussi, parce qu’on a perdu l’habitude de se poser pour éprouver un bien être physique, de tenter de renouer avec son corps, dans l’abandon, la détente et le laisser-faire. Notre société ne reconnaît que le registre de l’effort et de la performance.
JDA : Il y a des personnes qui se plaignent de toujours s’ennuyer, d’autres jamais. L’ennui est-il corrélé à certaines personnalités ?
Martine Teillac : Les personnalités qui sont un peu introverties, rêveuses ou en retrait par rapport à l’agitation vont être plus accessibles à l’ennui. Elles vont vivre sur un rythme qui pour être respectable, n’en nécessite pas moins un retour sur soi. Elles ne possèdent pas le tonus psychique suffisant pour être en permanence dans une activité. Il en est d’autres bien plus intolérantes à cet état d’âme, ce sont les personnalités borderline, histrionique ou hystérique. Pour avoir le sentiment d’exister, elles ont besoin de se sentir en permanence stimulées par des sensations et des émotions et d’être dans un mouvement perpétuel, tant sur le plan psychique que physique. L’ennui est par définition quelque chose d’étale qui se forme dans une bulle à l’intérieur de laquelle les stimulations du monde extérieur ne pénètrent pas. Il y a une sorte de paroi étanche qui place l’intimité de l’être hors de portée des excitations possibles. Dans la mesure, où elles ne supportent pas la moindre perte du registre des sensations, cet état est pour elles quelque chose de douloureux qui peut verser du côté du dépressiogène.
JDA : Comment faire en sorte que l’ennui ne soit pas seulement un sentiment désagréable ?
Martine Teillac : Il faut d’abord reconnaître qu’on est en train de s’ennuyer. Et plutôt que de porter un jugement dépréciatif et négatif sur cet état d’être qui va, on le sait par expérience, nécessairement passer, il faut se demander si cela ne correspond pas, à un moment de sa journée ou de sa vie, à un besoin de se mettre au point mort ou de faire une pause. Est-ce que ce n’est pas finalement nécessaire pour se mettre en dialogue avec soi-même ? Est-ce que ce n’est pas le signe annonciateur qu’il est temps de se reconnecter avec ce qu’on a peut-être mis de côté ? Est-ce qu’il ne faudrait pas regarder en face ce qu’on n’a pas voulu voir ? L’ennui peut être ce moment de vacance que l’on renonce à subir, mais qu’on décide à vivre en connaissance de cause. Au lieu que ce soit quelque chose de creux et de vide, on peut essayer de l’habiter et de s’y installer. Profitons de l’ennui pour se retourner vers soi-même.
JDA : Quelle place l’ennui doit-il prendre dans l’éducation des enfants ?
Martine Teillac : Je suis contre les agendas de ministre qu’on impose parfois aux enfants et que la plupart des adultes ne seraient eux-mêmes pas capables d’assumer ! Il faut leur permettre de s’ennuyer, car c’est à ces conditions qu’ils vont construire leur imaginaire, dimension aussi importante, sinon plus, que l’acquisition à un rythme effréné de compétences et de savoir-faire. Donc, un enfant qui s’ennuie, c’est bien. Quand il a enfin la possibilité de le faire, laissons lui cette chance. Et ne culpabilisons pas en tant qu’adulte, mais reconnaissons que c’est là l’opportunité pour lui de rêver, d’anticiper ce qu’il va faire ou se remémorer une situation qu’il a vécue hier ou ce matin et l’enrichir par tout ce qu’il va y mettre en émotions, en sentiments et en fantasmes. Donc, c’est parfait !
JDA : Quels conseils donneriez-vous à des animateurs face à un enfant qui se plaint de s’ennuyer ?
Martine Teillac : Il ne faut surtout pas lui chercher une activité de remplacement, car ce ressenti n’est pas forcément fille de l’insatisfaction de ce qui lui est proposé comme jeu. Il faut rassurer l’enfant, en lui disant que le sentiment qu’il éprouve est normal. L’animateur peut lui confier que cela lui arrive, à lui aussi, et que cela fait partie de la vie normale de l’être humain. Il peut encore lui expliquer que c’est peut-être l’expression du besoin d’un repli ou d’un retrait nécessaires pour faire un voyage à l’intérieur de lui-même. Il peut lui proposer des images qui vont solliciter son imaginaire et qui vont dédramatiser le fait qu’il s’ennuie, tels la montgolfière qui s’élève ou le voilier qui s’éloigne des côtes. Il peut l’inciter à s’installer confortablement et à s’abandonner à lui-même, pour s’offrir un joli voyage dans sa tête. L’ennui qu’il subissait jusqu’alors peut devenir à ses yeux quelque chose de valorisant : un moyen pour se raconter des histoires.
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Jacques Trémintin - Journal De l’Animation ■ n°107 ■ mars 2010