Les enfants de l’oubli
Emilia M.- O. MARTY, Dunod, 1996, 218 p.
Quand une ethnologue entre dans le monde particulier de l’internat spécialisé, cela donne un résultat percutant et décapant.
Le style d’Emilia M.-0. Marty n’est pas toujours facile. Son livre doit se lire à tête reposée et par petit bout. Mais page après page, il donne l’impression d’un regard qui transperce et met à jour les ressorts les plus cachés d’une profession qui a peu l’habitude d’étaler au grand jour ses états d’âme.
La première moitié de l’ouvrage est consacrée à la description sans concession de trois institutions qui vivent au travers du récit de l’auteur et surtout d’un sens de l’observation assez particulier et original.
L’analyse intervient dans la seconde moitié du livre.
L’éducateur, explique l’auteur, est engagé dans un processus d’ externalisation. L’enfant inadapté n’est pas seulement à l’extérieur. Il est aussi à l’intérieur du professionnel: c’est celui qui a été laissé pour compte et remisé dans l’ombre par la maturation et l’accès à l’âge adulte. Ceux qui s’occupent des jeunes en difficulté ne vont-ils pas «ainsi, leur vie durant, courir après eux-mêmes, dans une quête interminable de soi à travers les miroirs successifs des enfants que la vie mettra sur leurs chemins»(p.109) En cherchant à se débarrasser du risque de ne plus être conforme aux normes et aux rôles sociaux auxquels il lui a fallu se plier, il va «mettre à jamais hors d’état de nuire cet enfant inadapté intérieur, en le projetant sur l’enfant inadapté extérieur» (idem).
Le vrai travail d’internalité serait le contact authentique avec soi, la redécouverte de l’enfant souffrant en soi que met en évidence le contact avec l’enfant inadapté extérieur. Mais la professionnalisation et l’idéologie techniciste l’interdit en imposant la mise à distance plutôt que la mise en jeu de soi.
L’un des obstacles à cette prise de conscience réside dans l’enjeu de pouvoir. Pouvoir à l’égard de l’enfant tout d’abord qui se manifeste soit sous la forme du rapport physique soit sous une forme plus affective. Pouvoir au sein de l’institution ensuite dans l’opposition au détenteur du sens et du savoir. L’éducateur, lui, est la clé de voûte de l’établissement de par son contact quotidien avec l’enfant. Et c’est justement cette position qui le met en difficulté quant à la capacité à créer un système de pensée autonome. Etant tout le temps dans l’expérimental, dans l’élaboration permanente, ouverte et non finie, il ne peut constituer un corpus conceptuel établi. D’où un rapport de pouvoir défavorable face aux psychologues et psychiatres qui lui opposent un système relativement clos s’identifiant plus à des vérités révélées.
Se sentant exclu du pouvoir de son institution, l’éducateur s’identifie d’autant plus massivement à l’enfant lui-même exclu de la société. Mais la compensation ne se limite pas à cette seule identification. Encore faut-il que le transfert positif de l’enfant vers l’adulte perdure comme reconnaissance de son travail et de son être. Mais, plus l’éducateur sera populaire, plus il fuira l’enfant inadapté qu’il a au fond de lui, source émotionnelle de tous les ordres, réservoir de forces aveugles et sauvages et donc travaillera à externaliser cette part de lui-même.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°392 ■ 03/04/1997