Coeur de banlieue - Codes, rites et langages

David LEPOUTRE, édition Odile Jacob, 1997, 362 p.

Un vrai régal, ce livre qui met en scène les ados d’une des cités les plus connues de France: « les quatre mille » à La Courneuve. Enseignant dans le collège voisin, l’auteur décide en bon ethnologue de vivre au milieu de la population qu’il nous décrit avec beaucoup de rigueur mais aussi de bienveillance et de sympathie. Et on les voit vivre, traîner, s’insulter, se battre, interpeller le chercheur ces Kamel, Moudou, Sabrina et autre Farid qui ont investi rues, escaliers et halls d’entrée. On a souvent parlé de l’anonymat des grands ensembles. C’est au contraire une vie sociale intense qui s’y déroule basée sur un réseau personnel considérable : 3 adolescents interrogés sur leurs relations arriveront à dresser une liste entre 930 et 1368 noms ! Au sortir de l’enfance (10 ans) et avant de rentrer dans l’âge adulte (16 ans), le jeune se réfère à une véritable culture des rues. Il y a d’abord cette langue argotique qui assure à celui qui la maîtrise un grand pourvoir. Encore faut-il savoir la prononcer en respectant rythme et timbre. Et puis, il y a cet art consommé de la vanne, de préférence grivoise, grossière ou obscène (mais pas toujours) qui fait l’objet de véritables joutes : «pour charrier avec efficacité et réussite, pour bien se défendre des vannes de ses pairs, il faut s’exprimer haut, fort et vite, sans hésitation, ni flottement » (p.154). La vanne ne doit toutefois pas être confondue avec l’insulte même si le profane pourra facilement s’y perdre. La première possède un répertoire infini, la seconde est plus pauvre : virilité personnelle, comportement sexuel de la mère ou de la fille constituent son horizon borné. Les commérages, eux, sont systématiques : rumeurs et ragots servent tant à la cohésion du groupe qu’à la construction de son histoire, même s’ils ne tardent pas à revenir aux oreilles de ceux qu’ils visent  et sont alors sources d’embrouilles et de bagarres. Autre constante du groupe de pairs, le mensonge. Savoir mentir est une force et une nécessité : « on ne ment pas seulement par intérêt ou pour se défendre, mais aussi pour mesurer sa puissance, son pouvoir, son ascendant sur les autres -y compris sur les dominants » (p.183). La violence est, elle aussi, omniprésente : l’éducation parentale y incite, le groupe y contraint. C’est que la compassion, la tendresse et la prévenance sont rares dans un contexte où on apprend tôt à se défendre tout seul et à rendre coup pour coup. Plus que la pitié, c’est l’idéologie guerrière qui règne. Importance de la solidarité familiale, de l’honneur et de la réputation comme de la vengeance ... David Lepoutre étudie dans les détails les modes de représentation, d’identification et de comportement qui perdurent jusqu’à 16 ans pour disparaître ensuite assez rapidement, dans un ouvrage qui ne tardera pas à devenir une référence.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°416  ■ 30/10/1997