La société incivile - Qu’est-ce que l’insécurité
Sebastian ROCHE, Seuil, 1996, 241 p.
Sans pour autant confondre les 30 quartiers les plus en difficulté avec l’ensemble du pays, on ne peut que constater, année après année, une sécurité qui se dégrade en milieu urbain, et un sentiment d’insécurité qui s’accroit proportionnellement. Il est de coutume d’attribuer cette évolution à la crise économique avec son cortège de chômage et de fracture sociale.Sur ce sujet sensible, propice aux enjeux politiques extrémistes, Sebastian Roché nous propose une étude toute en finesse et en pertinence.
Première démonstration: la distinction entre injustice et insécurité. Quand on regarde d’un peu plus près les phénomènes incriminés, on a la surprise de constater non seulement que les vols ne sont jamais tant en expansion que lorsque le PIB progresse, mais aussi que la délinquance s’accroit moins en période de fort taux de chômage qu’à une époque de plein emploi. En fait, il semble que la violence ait commencé sa pente ascensionnelle avant que les achoppements économiques s’affirment.
Comment alors comprendre la montée de l’insécurité tant dans les faits que dans les esprits? La thèse centrale de l’auteur tient dans la multiplication des désordres et des incivilités qui seraient à l’origine du délitement de la confiance qui fonde traditionnellement la cohérence sociale. Ces incivilités sont très diverses: non-respect de l’hygiène, vandalisme, bruit, insultes... perturbent le quotidien et minent les relations entre les individus. Il semble qu’on soit bien plus prêt à accepter d’être blessé au volant de sa voiture qu’à recevoir un coup de cuter. Ces violations multiples et multiformes des règles de civilité sont autant d’atteintes non à l’ordre public, mais à l’ordre en public. Il s’agit là d’une attaque contre une conquête progressive, qui nous a permis de nous émanciper de cette relation de violence qui était à la base des liens sociaux à l’époque du moyen-âge. Raffinement par rapport aux odeurs (qu’on ne supporte plus chez les autres alors que la fange trônait au milieu des rues), conquête de la vie privée (privatisation de l’intimité alors que c’était la promiscuité qui régnait), intégration des règles de politesse (respect de la place de l’autre alors que seul le groupe avait de l’importance). Ce sont tous ces acquis qui se trouvent bousculés par les incivilités qui, dès lors, sèment le doute quant aux modalités de vie en collectivité, et mettent en cause la pacification des moeurs opérée sous la houlette d’un Etat conçu comme tiers apaisant. « Il suffit de peu de choses, pour que tout bascule dans une spirale de la décomposition » (p.124).
Face à cet état de chose, un premier type de réaction se manifeste: c’est la défection sous la forme de la fuite, de l’évitement ou de la rétraction. Mais il est possible aussi de lutter, soit en prenant la parole, soit par une contre-agression. Souvent, on entend se plaindre: « que fait la police ? » ou encore « que fait la justice ? ». Si la délégation active aux institutions permet d’éviter la vendetta personnelle, la délégation passive relève plus d’un désintérêt total comme si on ne se sentait pas concerné. Or, il est fondamental de se poser la question de sa propre responsabilité en tant que citoyen et surtout de ne pas s’en re-mettre à une professionnalisation à outrance de tâches qui sont du ressort de chacun d’entre nous.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°381 ■ 16/01/1997