Au commencement était … une nouvelle histoire de l’humanité
GRAEBER David et WENGROW David, 2021, 747 p.
L’essentiel de notre histoire, en tant qu’espèce, nous est inconnu et le restera à tout jamais. Pourtant, une modélisation s’est imposée au cours du temps : celui d’une évolution linéaire dont nous serions les otages. Deux auteurs la font voler en éclat.
C’est vrai que le nombre de pages pourrait décourager le lecteur. Pourtant, ce livre se dévore, tant il est passionnant. Les thèses avancées sont d’autant plus convaincantes qu’elles s’appuient sur d’inombrables illustrations et descriptions particulièrement référencées. Juste ce qu’il faut pour légitimer la remise en cause de la théorie officielle. Ce que nos deux auteurs, historiens et archéologues, n’ont nde cesse de faire !
Si l’on s’en tient au schéma traditionnel, tout aurait commencé par une longue période de survie aléatoire. Puis, la révolution néolithique aurait succédé aux chasseurs/cueilleurs. Avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage, elle aurait donné naissance à la civilisation.
Première légende : le mythe d’une préhistoire marquée par la pénurie. Tout au contraire, en bien des régions, l’abondance régnait, permettant à nos ancêtres de ne consacrer que deux heures par jour à chercher leur nourriture. L’édification de gigantesques monuments datant d’époques reculées démontrent qu’ils ne passaient pas leur temps à tenter de survivre.
Seconde erreur, celle de croire que la civilisation fut synonyme de prospérité. Guerre, cupidité, exploitation, massacres de masse, tyrannies, bureaucratie étatique, armée … tel fut le lot de l’histoire qui allait suivre. Et perdurer jusqu’à nos jours où ces institutions se perpétuent, semblant condamner notre espèce à vivre dans une éternelle oppression.
Troisième illusion, figer l’humanité dans des stades historiques. Les inégalités, la hiérarchisation sociale, la propriété privée seraient apparues à une période donnée, conséquence universelle des surplus de production. Ces étapes traditionnellement évoquées ne se vérifient pas sur le terrain archéologique. Ce qu’on y découvre, ce ne sont pas différents modes de vie se succédant, mais fonctionnant au contraire en symbiose.
Deux thèses philosophiques s’opposent pour expliquer cet état des lieux. Du côté des colombes s’inspirant de Jean-Jacques Rousseau, l’Homme naitrait bon et serait perverti par la société. Du côté de faucons se ralliant à Thomas Hobbes, ce même Homme serait d’emblée prisonnier de ses pulsions que la société devrait canaliser pour lui éviter de végéter dans un état de barbarie. Deux approches que ne viennent pas confirmer l
Les chasseurs cueilleurs ne vivaient pas systématiquement dans des sociétés égalitaires. Les grandes communautés n’étaient pas mécaniquement organisées dans des systèmes autoritaires et bureaucratiques. Tout au long de son histoire, l’espèce humaine a expérimenté une mosaïque de modèles à la fois multiples et diversifiés du vivre ensemble.
L’époque des agriculteurs/éleveurs n’a pas succédé automatiquement à celle des chasseurs-cueilleurs. Pendant une longue période, les modes de production alimentaire ont varié selon les saisons, se combinant ou se supplantant réciproquement. Les communautés s’éparpillaient ou se regroupaient en fonction de leurs besoins. Chaque mode de vie a constitué un modèle parmi tant d’autres, sans nécessairement suivre une quelconque chronologie.
La « révolution néolithique » introduisant agriculture et élevage n’a jamais existé. Son étalement sur des milliers d’années remet en cause la théorie d’un basculement soudain, rapide et généralisé. La domestication des céréales a côtoyé l’exploitation de la vie sauvage. Le scénario le plus probable fut sans doute celui de la liberté de cultiver par intermittence et de flâner à l’orée de l’agriculture parallèlement à la chasse/pêche/cueillette. Avec le choix de cultiver intensément un temps, de perdurer ou d’y renoncer.
L’organisation étatique n’a pas non plus succédé à l’organisation clanique, comme une évolution logique et un point de non-retour. Ces deux modes sociétaux ont alterné opérant des allers-retours. Au Moyen Orient, les premiers États ont devancé de six mille ans les premières villes. D’autres régions ont développé l’agriculture sans connaître d’organisation étatique.
La création des premières cités n’a pas forcément coïncidé non plus avec l’émergence d’une hiérarchie sociale. Certaines n’ont laissé aucune trace d’une quelconque classe dirigeante, de palais ou de richesse accumulée. En de nombreux endroits, elles ont fonctionné sur un mode d’auto-gouvernement, avec des conseils de quartier et des assemblées populaires.
S’il y a bien une uniformité de l’histoire humaine, elle est des plus récente au regard des 200 000 années d’existence de notre espèce. L’organisation de ses agrégats de populations a connu une grande variété de modèles originaux. Sauf qu’elle n’en a quasiment jamais laissé les traces.
Comment le sait-on, alors ? En lisant les témoignages, les récits et les descriptions que firent les Européens lors de leur conquête des Amériques. Leurs rencontres avec les peuples indigènes leur ont fait découvrir des modes d’organisation fondés sur des concepts inconnus : égalité entre membres de la même communauté, liberté individuelle et politique, insoumission à une quelconque autorité, etc ….
Les auteurs n’hésitent pas à se lancer dans une affirmation audacieuse qu’il démontrent longuement : la pensée philosophique occidentale des lumières n’est pas née du cerveau génial de penseurs éclairés. Elle s’est inspirée du fonctionnement sociétal des Amérindiens !
Non, l’espèce humaine n’est donc pas condamnée à rester prisonnière d’un système dominé par les inégalités et l’oppression. Au regard de la variété des pratiques au cours de sa très longue existence, les possibilités qui s’offrent à elle sont infiniment plus vastes qu’on ne se l’imagine. L’avenir réserve bien des suraméprises auxquelles le récent épisode de quelques milliers d’années ne nous a pas préparés.