Les invisibilités barbares
VRANKEN Didier, Éd. Institut d'Etudes Sociales, 2020, 138 p.
La patiente élaboration d’une action sociale faisant la promotion d’une solidarité sociétale à l’égard des plus vulnérables est en train de s’inverser. Ils sont dorénavant désignés comme une charge toujours plus lourde pour la société. Ce n’est pas la congruence qui se déploie à leur intention, mais le reproche quant à leur incapacité à intégrer les valeurs et la culture des classes moyennes.
Cette inversion profonde de l’Etat social se traduit par une politique d’activation : il faut produire des individus actifs, compétents et autonomes. S’ils ne réussissent pas leur insertion sociale et professionnelle, c’est en raison de leur manque individuel de responsabilisation, de mobilisation et de motivation. Cette imputation est alimentée par un brouillage des frontières. Jusque-là une nette distinction intervenait entre inclus et exclus, séparés par une barrière symbolique infranchissable. L’ancien social rassurait, délimitant clairement les territoires d’intervention de chaque public. Depuis, l’assurantiel et l’assistanciel ont commencé à se confondre. Des pans entiers de la population se sentant menacés et oubliés, en viennent à nourrir un profond ressentiment de rejet à l’égard des plus fragilisés accusés d’être mieux traités qu’eux. Une grande lassitude s’est emparée des groupes les plus intégrés qui se montrent de moins en moins prêts à payer pour les plus pauvres. Plus les inégalités s’individualisent, plus on se compare aux autres. Alors que la dynamique redistributrice des États sociaux a un temps fonctionné comme un puissant producteur universaliste d’égalité, la nouvelle politique sociale valorise le mérite et la capacité à saisir sa chance. Le voile de l’invisibilité et de l’ignorance est tombé sur les publics les plus précarisés assimilés à des barbares profiteurs, suspects de ne rien faire pour s’en sortir. Cette mutation concerne aussi le travail social. Les professionnels se confrontent au défi d’une quantification de leur pratique qui leur est imposée, se fondant sur des critères prédéfinis en amont de leur expérience avec les personnes accompagnées : l’efficacité, la rentabilité et l’impact de leur action sont évalués. Alors que les personnes à qui ils ont à faire ne sont ni abstraites ni désincarnées, pas plus qu’elles ne sont et dotées d’une pleine rationalité dans les choix qu’elles opèrent. Leur activité ne peut être définies en dehors des conditions pratiques de leur exercice réel. L’auteur parle d’une solidarité prudentielle qui s’adresse à des sujets concrets, pris en compte en intégrant leurs questions, leurs angoisses et leurs souffrances. Il s‘agit avant tout de les aider, de les soigner et de les protéger, en reconnaissant leurs difficultés. Et reconnaître l’autre, c’est aller à sa rencontre, le côtoyer, le voir, l’entendre, lui témoigner de l’intérêt pour lui permettre d’exister à travers sa singularité. L’inverse de la vision anthropologique d’un individu souverain, préexistant à l’interaction qu’il faudrait « activer », « insérer », « réadapter ».