L’exclusion, l’état des savoirs

Sous la direction de Serge PAUGAM, Editions La découverte, 1996, 582 p.

S’il est une notion qui semble admise et reconnue par tous, c’est bien celle de l’exclusion. Mais c’est aussi ce consensus qui donne en même temps à ce concept un aspect équivoque et un peu fourre-tout. C’est pourquoi la somme de contributions éditées sous la direction de Serge Paugam est-elle passionnante. C’est plus de 50 chercheurs qui nous proposent leurs réflexions, chacun à partir de sa spécialité. Les sciences sociales sont ainsi convoquées au risque d’un état des lieux concernant un processus que l’on pensait au moment des 30 glorieuses sinon éradiqué, du moins marginalisé et qui éclate à la figure de notre société comme un énorme furoncle au tournant du XXème siècle.
C’est René Lenoir qui, au milieu des années 70, remet en lumière l’exclusion, en expliquant qu’il s’agit là du produit direct de notre fonctionnement socio-économique. Le rapport Oheix transmis en 1981 à Raymond Barre, alors Premier ministre, démontre l’association entre précarité et pauvreté. Les années 80 voient s’intensifier un phénomène que l’on désignera alors sous le vocable de « nouvelle pauvreté ». Mais il faut attendre la dernière décennie du siècle pour que s’impose la perception d’une société qui sera au coeur de la campagne présidentielle de Jacques Chirac: la fracture sociale. Quelques soient les désignations utilisées, ce sont bien deux mouvements complémentaires dont il est question: la précarisation de l’emploi et l’affaiblissement du lien social. Cette double dynamique négative provoque une désaffiliation progressive qui concerne en priorité des populations déjà fragilisées.
En effet l’exclusion ne peut se résumer à la perte d’un travail. Un chômeur peut être tout à fait intégré à bien d’autres dimensions de la vie sociale alors même qu’un salarié peut très bien être isolé et à l’écart de certaines scènes et formes essentielles de la vie en société. En fait, plus le travailleur appartenait avant sa perte d’emploi à des réseaux indépendants de son activité professionnelle, plus il va supporter sa période de chômage. Il en va de même des ressources psycho-affectives dont il dispose et qui l’armeront d’autant mieux pour faire face aux épreuves qu’il traverse et qui ne seront pas synonymes obligatoirement de rupture du lien social.
De même la pauvreté n’est-elle pas identifiable par elle-même à l’exclusion. Si les personnes marginalisées sont souvent dans le dénuement, toutes celles qui sont dans le besoin ne sont pas forcément exclues.
Le même argument est valable pour l’instabilité familiale. Seuls celles et ceux qui sont vulnérables au départ vont vivre la séparation conjugale ou le divorce comme un drame les poussant à la dérive.
Il est de coutume de même d’identifier délinquance et exclusion. Or, si les personnes incarcérées sont plus souvent des marginaux, c’est bien du fait du peu de garantie de représentation qu’elles offrent. Elles vont aussi apparaître comme responsables du fort sentiment d’insécurité qui règne. Or, quand on analyse de près l’évolution de la répression pénale on s’aperçoit qu’il y a tendance à l’effacement du contentieux à victime directe (vols, agressions,...) au profit de deux contentieux sans victime directe (infraction à la législation sur les stupéfiants et le séjour irrégulier des étrangers). L’incarcération apparaît donc comme une décision politique de contrôle social de la marginalité plus que comme une protection contre la nuisance de cette forme d’exclusion.
On mesure donc l’impossibilité de catégoriser l’exclu ou de le définir d’une manière qui soit objective. L’angoisse collective fait craindre que tout un chacun puisse en être victime. Si le fait d’être jeune sans diplôme, d’être une femme ou un chômeur de longue durée, ou encore de nationalité étrangère prédispose plus à se voir refoulé des sphères de la production, en aucun cas on ne peut concevoir ce risque comme une fatalité irréversible.
Historiquement, il y a toujours eu des marginaux placés hors des échanges régulés de la société. La communauté réagissait face à eux d’une manière plus ou moins brutale allant d’une certaine tolérance à la mise à mort en passant par l’expulsion. Ce qu’il y a de nouveau dans l’expression moderne du phénomène c’est bien que l’exclu est en fait un normal devenu inutile. La société qui affiche un projet démocratique ne peut entériner une telle réalité. Au cours du XXème siècle, l’Etat s’est entremis pour veiller à la protection matérielle et sanitaire des citoyens les plus démunis. Trois modèles différents d’Etat-Providence ont ainsi émergé. Le premier modèle est celui initié par Bismark à la fin du siècle dernier en Allemagne. On le qualifie d’assurantiel: les actifs paient pour les retraités et les chômeurs, les bien-portants pour les malades, les valides pour les invalides, les jeunes pour les vieux. Le principe de base s’appuie sur le fait que financeur aujourd’hui, on peut devenir demain bénéficiaire. Le second modèle est appliqué dans les pays nordiques: il se veut universel, solidaire et égalitariste. Ce qui compte, c’est bien la satisfaction des besoins exprimés dans une logique fortement redistributive. Dernier modèle en vigueur, celui des Etats-Unis: la toute-puissance du marché qui doit réguler la situation des inégalités en favorisant les plus méritants. Le pauvre n’est pas ici perçu comme une victime du système socio-économique mais comme responsable de ce qu’il vit. Les solidarités d’ordre familial ou privé doivent intervenir en priorité, l’Etat n’étant sollicité que pour contraindre les exclus à abandonner leur passivité et à réintégrer la société du travail. Au travers de ces 3 modèles, on retrouve l’alternative entre des inégalités vécues comme d’origine soit individuelle soit sociale, et un lien social qui devient prioritairement la responsabilité soit de la famille soit de l’Etat. On se situe là au coeur du débat auquel tentent de répondre les politiques. L’objectif de cet ouvrage ne visait pas à apporter des solutions, mais plutôt à poser les vraies questions, à proposer les éclairages sur la réalité de notre société. Quand on referme la 580ème page, on peut s’exclamer: « mission accomplie ».
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°407 ■ 17/07/1997