Les naufragés - Avec les clochards de Paris

Patrick DECLERCK, Plon, 2001, 460 p.

Il les a côtoyés ivres, vociférant ou comateux d’alcool, hagards de rage et d’impuissance, obscènes, incontinents, puants et crasseux. Les clochards seraient au nombre de 10 à 15.000 à Paris et de l’ordre de 100.000 sur l’ensemble du pays (si on y inclut les jeunes à la dérive, les toxicomanes et les sortants de prison ou d’hôpital psychiatrique). Le regard porté sur eux, par Patrick Declerck est terrible. Mais, l’auteur sait de quoi il parle, lui qui s’y est intéressé de près, comme ethnographe tout d’abord, comme consultant psychanalyste ensuite (sur une durée totale de 15 ans). Le résultat de ce parcours est consigné dans ce livre dont la lecture ne peut que terrifier. La clochardisation ne se résume pas à une seule cause. Il s’agit là de l’aboutissement de tout un processus qui conjugue les effets croisés des exclusions économiques, sociales, familiales, culturelles avec des facteurs de pathologies individuelles, la vie dans la rue venant encore aggraver l’ensemble de ces facteurs. Le clochard se réfugie fréquemment dans un discours qui tente de démontrer son extériorité à ce qui lui arrive : l’exclusion du travail, l’alcoolisation, la trahison des femmes constituent un argumentaire jouant un rôle anxiolytique et défensif essentiel au fonctionnement psychique. Le retrait qui s’opère s’étend à un espace corporel complètement désinvesti, au point de ne plus ressentir le délabrement physique et la souffrance. L’action sociale tente de réintégrer cette population à la normalité. Le soignant s’identifie au soigné en tentant de faire pour l’autre ce qui aurait fonctionné pour lui. Or, la pathologie du clochard tient justement dans le fait que son désir (conscient ou inconscient) n’est pas le même que celui du soignant. On exige de lui qu’il donne le change, fasse une demande de soin ou soit dans la recherche d’un retour à la norme. On propose un contrat thérapeutique ou d’insertion impossible à tenir. Contenir, punir, guérir, normaliser, accompagner sont des objectifs simultanés et contradictoires qui le confrontent à des situations d’échecs répétés et ne font que renforcer son instabilité chronique. Ces dispositifs vont en deçà et au-delà des véritables possibilités de ces populations. Pour l’auteur, « il ne s’agit plus de tenter d’impossibles guérisons ou de planifier de chimériques réinsertions, mais de reconnaître et d’accepter le caractère chronique et irréversible du mode de fonctionnement des sujets gravement désocialisés » (p.361). Accepter les clochards tels qu’ils sont, avec leurs aberrations, les tolérer dans leur folie, leur permettre d’exister dans leurs dysfonctionnements, leur apporter une aide médico-sociale sans contrepartie ni autre objectif que d’améliorer leurs conditions de vie, surmonter le désir de guérison et proposer un lien indestructible (qui puisse se relayer dans différents niveaux d’intervention) : telle est ici la seule alternative proposée. 

 

Jacques Trémintin – Août 2002