Fracture sociale

Arlette FARGE, Jean-François LAE, éditions Desclée de Brouwer, 2000, 176 p.

Novembre 1998, Robert Lefort se suicide. Avant de commettre son geste fatal, il a laissé un cahier couvert d’une écriture majuscule où il décrit son itinéraire. Le récit qu’il nous y propose est celui de sa vie : enfance et adolescence au sein d’une famille nombreuse, scolarité difficile qui l’incite très tôt à travailler, entrée dans le monde du travail où il exerce dans le bâtiment, tout d’abord (comme manœuvre auprès d’un artisan maçon, 8 ans durant) puis dans une entreprise d’appareils ménagers (comme préparateur de palette, pendant deux ans et demi). Puis, à 30 ans, c’est le décrochage. Robert Lefort n’explique pas cette chute. Ce n’est  même pas son alcoolisme chronique qui l’y pousse, puisque sa marginalisation coïncide avec une évolution majeure : « c’est là que j’ai arrêté de boire » (p.45). Non, il se contente de décrire ce monde de sdf qu’il a côtoyé cinq années durant avec ses réflexes de survie (recherche de porches pour dormir, bain-douches pour se nettoyer, invendus de boulangerie pour se nourrir, manche  pour gagner quelques sous ...). Le regard qu’il porte sur cette population est sans complaisance : « très peu, mais très peu font un effort pour s’en sortir (...) La création du RMI y est pour beaucoup : c’est pas ça qui les aide à s’en sortir. C’est une aubaine, imaginez un peu plus de 2.000 F par mois à rien faire. On les grilles en une, voire deux semaines et après, on retourne faire la manche jusqu’au prochain versement. » (p.16) Robert Lefort parle avec beaucoup de nostalgie de son passé de salarié, donnant avec précision les détails des gestes techniques de son ancien métier de maçon. Aspect atypique qui permet en partie d’expliquer l’écriture de ce témoignage : un amour immodérée pour la lecture (il recherchait autant les vieux livres que les vieux mégots). Un récit à lire donc, même s’il n’est pas vraiment servi par les deux universitaires qui ont commis là un commentaire insipide et convenu qui enfile les banalités et les paraphrases. Ils ne deviennent intéressants que lorsqu’ils développent des sujets contigus : la description du fonctionnement d’un centre d’hébergement pour sdf et la comparaison entre l’errance contemporaine et celle du XVIII ème siècle. S’il n’est pas forcément représentatif, cet itinéraire n’en est pas moins symptomatique de ces « valides invalidés » caractéristiques de la fin du siècle dernier.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°573 ■ 19/04/2001