J’accuse les mensonges qui tuent les drogués
Docteur Annie Mino et Sylvie Arsever, Calmann Lévy, 254 p., 1996
Le Docteur Annie Mino exerce depuis 1981 comme médecin-chef de l’unité spécialisée dans la toxico-dépendance au sein de la psychiatrie publique genevoise. Elle parle donc ici d’expérience. Son témoignage est d’autant plus passionnant qu’elle nous fait vivre l’évolution suivie par les soignants depuis une quinzaine d’années. Elle a fait partie des bataillons de ce qu’elle appelle elle-même « les croisés » qui ont tenu le haut du pavé jusqu’à la fin des années 80. La logique de leur intervention s’appuyait sur l’analyse psychanalytique. La toxicomanie était perçue comme un trouble avant tout lié à l’incapacité de l’individu de se structurer d’une façon autonome. Subissant l’absence d’un père capable de briser la fusion avec la mère, il ne peut ni différer la satisfaction de ses désirs ni accepter la moindre frustration. La seule façon de répondre à une telle personnalité relève de l’indispensable ordre à introduite face à ce chaos. L’interdiction de toute consommation opiacée constitue justement cette loi structurante susceptible de libérer le toxicomane de sa dépendance psychique. Le processus psychothérapeutique s’il s’accompagne le plus souvent d’un cortège de souffrance et de douleur n’en demeure pas moins la seule voie de salut. L’auteur explique que les 10% de réussite ne les faisaient pas à l’époque douter de leurs options. Toute hypothèse sortant du tabou du sevrage et de l’abstinence apparaissait comme un sacrilège.
Quand en 1988, l’Office Fédéral de la Santé Publique envoie les premiers kits de préservatifs et de seringues destinés à la prévention contre le SIDA, dans les équipes médicales, c’est un tollé ! On est en pleine confusion. L’année suivante le canton de Berne affirme sa volonté de prescrire de l’héroïne aux toxicomanes dépendants. C’est alors un virage à 180° et une prise de conscience douloureuse: l’auteur reconnait son erreur avec combien d’autres psychiatres d’avoir donné à l’interdiction de la drogue le même statut fondamental comparable à celui de l’inceste ou du meurtre. La guerre à la drogue n’a abouti qu’à une stigmatisation et une marginalisation des toxicomanes. En fait explique-t-elle, morphine et héroïne consommés dans des conditions sanitairement sûres et en bonne proportion ne présentent que très peu de danger pour la santé. Seuls son coupage sur le marché noir, l’absence d’hygiène ainsi que le surdosage constitue un gros risque de coma, d’état de choc, d’arrêts respiratoires et de mort. La prescription de ces substances sous contrôle médical sont appliquées ou envisagées dans une dizaines de pays développés: Grande Bretagne, Pays-Bas, USA, Canada, Italie, Autriche, Espagne, Allemagne Suède et Suisse. Revendiquant la liberté de penser qui a été étouffé pendant des années, l’auteur décrit le dynamisme qui se développe chez les soignants en lieu et place de l’immobilisme passé. Elle rapporte l’expérience de la scène ouverte de Platzspitz tant décriée par les média et où intervint une équipe constituée de 5 médecins, 40 infirmières et 30 étudiants en médecine. Elle explique la mobilisation des pharmaciens dans des actions de prévention qui ont pris leur place dans un réseau social et sanitaire très actif et très efficace. Elle rend compte enfin des modalités des plans méthadone et héroïne qui ont fait de la Suisse le mauvais exemple d’un « laxisme » couronné de succès.
En matière de toxicomanie, il faut abandonner toute volonté totalitariste de trouver la « Vérité ». Qu’on explique cette attitude par une souffrance psychique prééxistante, par une marginalité sociale ou une rencontre de hasard, ce qui garantit la bonne réponse thérapeutique, c’est bien une approche prudente et modeste qui reconnait ses acquis comme jamais définitifs.
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°360 ■ 04/07/1996