La drogue est un prétexte

Francis CURTET, Flammarion, 206 p, 1996

Francis Curtet est un homme brillant. Il ne se contente pas de parler. Il agit. Et son action faite de dévouement et de persévérance le pose en personnalité reconnue dans le secteur de la toxicomanie. Mais, c’est aussi un personnage très controversé. La fermeté et l’absence de toute compromission dont il se targue l’ont aussi amené au milieu des années 80 à s’opposer avec vigueur à toute libéralisation de la vente des seringues. Aujourd’hui, il explique que les connaissances scientifiques de l’époque et surtout leur médiatisation  fantaisiste ne permettaient pas d’avoir une claire conscience du véritable danger représenté par le SIDA. Son avis n’en a pas moins joué dans le sens du retard pris par les autorités françaises quant à la politique de prévention. Alors que dans le même temps, la municipalité de Liverpool mettait en place un programme d’échange des seringues usagées réduisant à un taux de 5,1%, les contaminés d’origine toxicomane, la France plafonnait alors à 23,4% !

Francis Curtet se scandalise de ce que « les intervenants (c’est à dire lui !) en toxicomanies se sont carrément vu traiter d’assassins pour ne pas avoir favorisé la mise en vente libre des seringues assez précocement » (p.125). Alors ni responsable ni coupable ?  Il s’est effectivement trompé, mais refuse de le reconnaître.  Il y a là une véritable responsabilité difficile à porter et qu’il n’assume guère. Pour autant, il n’est nullement coupable en ce sens qu’il n’a jamais voulu nuire délibérément. « Il  importe de dépassionner le débat » explique-t-il. La passion avec laquelle il a défendu ses positions l’a fait commettre une erreur. Comme on ne se change pas si facilement, on retrouve les mêmes excès dans la version « Curtet 1996 ». Pourtant, les propos qu’il tient sont le plus souvent d’une pertinence et d’une intelligence percutantes.

Perspicacité et clairvoyance

La première originalité de Francis Curtet consiste dans sa définition de la toxicomanie. Il lui refuse tout statut de maladie pour lui préférer la combinaison de deux notions: la fuite et l’abus d’un produit et d’un comportement. Ce qui lui permet d’expliquer qu’il existe aussi des « drogués du travail, du pouvoir ou de la télé ... ». Ce qui caractérise l’ensemble de ces formes c’est qu’elles sont le symptôme d’une souffrance et qu’elles ne permettent jamais de rien résoudre. Aussi, la réponse essentiellement répressive est totalement absurde d’autant plus qu’elle s’attaque inutilement aux toxicomanes en épargnant les gros trafiquants. Elle doit laisser la place à des mesures soit d’ordre informatif, soit d’aide sociale ou encore d’aide psychologique. Les centres de post-cure et les familles d’accueil proposent un travail quotidien permettant une aide véritable pour endiguer la détresse déferlante qui menace de conduire à la rechute.  Malheureusement, depuis 25 ans, aucun gouvernement n’a attribué un budget décent afin de mettre en place des structures en nombre suffisant. Les toxicomanes en recherche de ce genre de prise-en-charge se voient renvoyés à une liste d’attente de plusieurs mois. Les seules possibilités immédiates restent des accueils dans un organisme du type du Patriarche, véritable lieu d’exploitation et d’enfermement sans aucune visée thérapeutique. Mais comme le dit une mère: « mieux vaut une secte que la mort » !

Le nombre de toxicomanes, continue Francis Curtet, est un baromètre de la validité de l’existence que nous proposons à nos enfants. Un jeune qui se sait aimé, à qui on a fait confiance, à qui on a su indiquer les limites, à qui on a donné droit aux défaillances a toutes les chances de ne jamais devenir toxicomane. Face aux malheurs, aux chagrins et aux déceptions de la vie, il réagira sans s’enfoncer dans des comportements de fuite ou de démesure. Mais réunir les conditions d’une telle personnalité gage d’une authentique prévention à l’attitude toxicomaniaque c’est se placer à contre-courant d’une société qui privilégie le paraître aux dépens de l’être, qui vénère l’argent comme symbole de réussite et qui valorise plus le cynisme que la solidarité. C’est ce que tente de faire Francis Curtet avec son association « grande écoute » qui se propose par ses interventions multiformes de favoriser l’émergence d’une autre qualité de regard et d’écoute.

 

Mauvaise foi et outrance

Mais, Francis Curtet ne fait pas toujours dans la dentelle: ses excès se manifestent à plusieurs reprises. « La réalité, affirme-t-il, ne se situe pas dans l’artificielle opposition entre abstinence et substitution, ni dans l’antagonisme idéologique et politique entre prohibition et légalisation » (p.13). Ce qui ne l’empêche pas de défendre avec acharnement à la fois l’abstinence et la prohibition. Il condamne ainsi l’engouement à vouloir droguer les toxicomanes à vie (par les produits de substitution) « alors que nous savons les tirer complètement d’affaire » (p.14). Pour lui, il n’y a pas de drogués irrécupérables. Il ne supporte pas l’idée de voir des toxicomanes prenant un produit toute leur vie et graçe à cette consommation intégrée vivre une vie normale. Ce cas de figure, pour lui ne peut exister. Quelques pages plus loin pourtant, il avouera ne réussir à sauver ses patients qu’à 50% (p.103). L’autre moitié qui reste sur le carreau n’a-t-elle donc d’autres solutions que le marché noir illégal des drogues, avec son cortège de produits frelatés à l’origine de nombre de morts et de délinquance liée à l’obligation de se procurer l’argent nécessaire à l’achat des substances psychotropes ? Les programmes méthadone qu’il ne rejette pas en bloc, sont néanmoins pour lui voués essentiellement à l’échec du fait de la contradiction entre le caractère très encadré de ces dispositifs et la démesure et l’aspect non-conventionnel du toxicomane. Mais un tel argument rend tout autant caduques les solutions de post-cure tant prisées (et à juste titre) par lui mais représentant un cadre tout aussi (bien qu’à leur façon) cadré et structurant. Quant à la légalisation, c’est de son point-de-vue une option délibérément machiavélique relevant « bien plus du calcul politique que d’une quelconque sollicitude pour autrui » (p.66), en l’occurrence instaurer un contrôle étatique sur la consommation de drogue afin de préserver la paix sociale. Pour que ce soit autre chose, il faudrait légaliser toutes les drogues, les rendre accessibles quel que soit l’âge et que cela se passe à l’échelle internationale. Ces conditions qu’il assène plus qu’il ne les argumente sont présentées comme « imparables » (?)(p.67). Enfin Francis Curtet se plaint que les média n’en aient plus que pour les solutions alternatives qui émergent de plus en plus ces dernières années. Ce qui ne l’empêche pas de citer les nombreuses publications, radios et télés qui se font écho de ses thèses et explications (par ailleurs souvent pertinentes comme nous l’avons vu).

 

Ange ou démon ?

C’est grâce à sa passion que Francis Curtet peut se battre depuis des années et obtenir des résultats probants. Mais malgré ses propos sur la nécessité d’une diversité des prise en charge, il reste encore prisonnier des démons d’un certain sectarisme. A la lecture de son ouvrage, on ne peut douter un seul instant, de la qualité de son travail thérapeutique et de son action de prévention. Mais ceux-ci ne peuvent constituer la seule et unique réponse, en contradiction manichéenne avec les autres logiques. Et il est parfois irritant de sentir à certaines pages de son livre cette exclusion à la limite du dénigrement que lui-même reproche à ses contradicteurs.

Voilà néanmoins, un document qu’il faut lire comme le témoignage d’un monsieur qui s’engage et prouve tous les jours ses capacités à se battre contre le fléau de la toxicomanie, somme toute par le petit bout de la lorgnette (quand l’opinion publique en est encore à aborder ce drame par le gros bout !).

 

Jacques Trémintin -  Juin 1996