A qui profite la cocaïne?
Il y a 30 ans, cette rubrique remonte le temps en remettant sur le devant des critiques parue il y a trois décennies…
« A qui profite la cocaïne ? »
SAULOY Mylène et LE BONNEC Yves, Éd. Calmar Levy, 1992, ,408 p.
En complément aux deux excellentes émissions présentées par France 2 au mois de février 1994, on peut lire avec beaucoup d'intérêt le livre portant le même titre « A qui profite la cocaïne ? »
Loin de l'hypocrisie ambiante qui obscurcit le nécessaire débat sur la question du trafic de drogue, ce document fait la lumière sur une réalité peu reluisante où l'on s'aperçoit que sous le manichéisme affiché par nos pourfendeurs moralistes, perce un machiavélisme débridé.
En fait, on est loin de cette opposition idéale entre l'hydre monstrueuse des trafiquants de drogue et de valeureux défenseurs de la pureté de la jeunesse.
Guérillas, marchands d' armes, polices, services secrets, gouvernements, banquiers, armées sont engagées à travers le monde dans des négociations, alliances et échanges avec les principaux acteurs du trafic international et ce, sous couvert de la "raison d'état" !
On savait la culture de l'opium du triangle d'or en Indochine, celle du haschich au Liban ou en Afghanistan, utilisées comme principaux moyens de financement des guerres qui ont déchiré ces régions.
La cocaïne ne semble pas avoir échappé à la règle : alors que Reagan déclarait la guerre à la drogue, la CIA organisait le trafic de cette drogue tant au Panama qu'au Honduras afin de financer la "contra" au Nicaragua et ainsi contourner le refus du Sénat américain de la subventionner officiellement.
Côté jardin, les agences chargées de la lutte échouaient — et pour cause — dans leur action : malgré les 7,7 tonnes saisies en 15 mois d'existence de la glorieuse "South Florida Task Force", supervisée alors par le Vice-Président Bush, l'importation de cocaïne passait de 1982 à 1985 de 31 tonnes à 72 !
Pour justifier alors de leur efficacité, on vit ces mêmes agences s'enferrer dans des pratiques douteuses : les enquêteurs n'hésitent pas alors à inciter au trafic, à l'induire, voire à le stimuler pour pouvoir obtenir des résultats spectaculaires, faisant ainsi de la provocation une méthode de travail.
Mais le livre de Sauloy et Le Bonnec ne se contente pas de décrire les déboires de nos cousins d'Outre-Atlantique. Il nous fait entrer dans la réalité bien plus dramatique de l'Amérique du Sud. La dénonciation du "pacte du café" qui garantissait un tarif minimum, et l'effondrement du prix de l'étain ont provoqué la ruine de l'économie régionale.
Des milliers d'ouvriers et de paysans n'ont eu pour seule ressource que de se tourner vers la culture traditionnelle et millénaire dans les Andes : la coca. Ils y ont été encouragés en cela par les guérillas, les militaires et les mafias qui s'articulent alors dans un chassé-croisé surréaliste.
L'exigence d'éradication de cette culture de la part des USA n'est pas sans rappeler l'opération réussie entre 1982 et 1986 de fumigation en Colombie — déjà sous pression américaine — de 12 200 ha de haschich. Cela permit aux USA de passer d'une dépendance à 60 % des importations du produit à une auto-production nationale actuelle de 22 000 tonnes sur les 34 000 consommées !
On peut certes débattre des effets pervers et des risques encourus par une politique de dépénalisation des drogues. Mais, on ne peut pas ne pas comprendre les hésitations de certains face à une solution qui aurait pour effet de casser le marché et de voir les prix s'effondrer quand on prend connaissance des chiffres suivants : La première entreprise mondiale (General Motors) affichait en 1986 un chiffre d'affaires de 103 milliards de dollars pour 3 milliards de bénéfice. On estime que le rapport probable entre le chiffre d'affaires et les bénéfices pour les différentes drogues serait en dollars le suivant : héroïnes (10 milliards/8,2 milliards), Cannabis (67,2 milliards/33,6 milliards), cocaïne (106 milliards/68,11 milliards).
Et cette masse gigantesque de capitaux représente une aubaine pour les USA qui ont accumulé à partir de 1985, une dette qui dépasse 3 000 milliards de dollars (soit 3 fois la dette du tiers-monde !).
On n'est décidément pas au bout de ses surprises au fil des pages de cet ouvrage passionnant et fort bien documenté qui se lit comme un roman.
Malgré un style parfois lapidaire et à l'emporte-pièce qui semble ne pouvoir admettre de répliques, cette lecture apporte un éclairage nouveau et indispensable sur un sujet brûlant qui n'est pas prêt de quitter le devant de l'actualité.
(Paru dans Lien Social n°256 du 14 avril 1994)