L’enfance sacrifiée - De la maltraitance des enfants et du peu d’efforts pour la combattre

Pierre LASSUS, Albin Michel, 1997, 215 p.

L’ouvrage de Pierre Lassus peut au choix provoquer une réaction d’effroi ou d’irritation. L’effroi prend au ventre le lecteur étranger au secteur socio-éducatif devant tant de maladresses et de complicité de la part de professionnels chargés initialement de la défense des mineurs et qui semblent tout au contraire accroître leurs souffrances. L’irritation saisit le travailleur social qui lit avec quelques sautes d’humeur un livre qui pour dénoncer justement, pense-t-il, quelques excès n’en couvre pas moins d’opprobre la patience, le dévouement et l’énergie dépensés par des intervenants qui ont du mal à se retrouver dans ces portraits un peu trop tracés au cordeau. Mais il est bien plus facile de voir dénoncés les scandales des autres corporations que celles du milieu auquel on appartient ! Alors, foin de toute réaction frileuse, acceptons donc de balayer devant notre porte : la difficulté de notre tâche, la lourdeur de nos prise-en-charge ne doivent pas servir de justification à nos faiblesses et nos erreurs, mais au contraire doivent être la raison d’être d’un savoir-faire exigeant et d’une technicité pointue.

On ne peut plus accepter que des services de santé scolaire tolèrent les fesses noircies par des coups de bâtons d’enfants de culture étrangère au prétexte que refuser les méthodes éducatives traditionnelles de ces pays relèverait d’un ethno-centrisme proche du racisme.

On ne peut plus accepter que des thérapeutes inspirés par la psychanalyse accueillent les révélations d’abus sexuels d’enfants en analyse avec la plus grande placidité et neutralité en attribuant à cette déclaration une réalité fantasmatique, y voyant l’expression naturelle de pulsion constitutive du psychisme humain (le fameux complexe d’Oedipe).

On ne peut plus accepter que des juges des enfants, au nom du maintien des liens de l’enfant maltraité d’avec ses parents, perpétuent contre le désir du mineur et l’avis du service qui le suit des droits de visite déstructurants quand ils ne sont pas carrément destructeurs pour le psychisme du jeune.

On ne peut plus accepter qu’une assistante sociale refuse de signaler un abus sexuel ou une maltraitance dont elle a connaissance au sein d’une famille au nom du secret professionnel.

On ne peut plus accepter qu’un intervenant renonce à nommer la complicité d’une mère quand celle-ci n’a pas joué son rôle protecteur auprès de sa fille abusée par son père alors même qu’elle en connaissait les détails.

Pierre Lassus n’épargne personne. Il rappelle le principe essentiel qui doit présider au travail des professionnels en contact avec l’enfance en souffrance : “ l’intérêt de l’enfant doit primer sur toute autre considération et doit passer avant celui des adultes, y compris celui des parents ” (p.95) Et pourtant, c’est loin d’être systématiquement le cas, affirme-t-il. Il attribue cette situation au manque de formation des professionnels chargés de prendre en charge cette enfance maltraitée : “ s’il est un lieu d’intervention d’où le bricolage devrait être banni, c’est bien le parcours d’approche extrêmement fragile des enfants blessés ” (p.155). Agir dans de telles situations implique avoir dépassé ses propres difficultés intimes et ses souffrances enfouies que vient réactiver l’enfant victime et ce afin que son travail ne soit ni entaché d’une incapacité à voir ce qui crève les yeux ni une façon gratifiante gratuite et discrète de soigner ses propres troubles et malaises.

L’auteur, en jetant un pavé dans la marre, ne peut que faire réagir le milieu. Il faut souhaiter que ce ne soit pas d’une manière corporatiste. Ses généralisations parfois un peu hâtives peuvent le faire craindre. Pourtant ils pose de vraies questions produit d’une expérience de terrain comme le démontrent ses nombreuses vignettes cliniques pleines de sensibilité et d’humanité. Son coup de colère, il le formule en terme de choix de société prévenant que “ la reconnaissance que la lutte contre la maltraitance des enfants représente un enjeu vital pour le monde de demain ” (p.177) ”. Et de prédire : “ il ne fait pas de doute qu’aussi longtemps que sera toléré le sacrifice des enfants, on reproduira un monde mortifère, profondément haineux envers la vie et le bonheur ” (p.212).

 

Jacques Trémintin – Janvier 1998