Ootlin
FAGAN Jenni, Éd. Métaillé, 2025, 361 p.
Et si l’une de ces jeunes-filles placées depuis sa naissance, au parcours des plus chaotiques et erratiques, livrait le récit de ses premières années de vie ? Voilà c’est fait. A lire d’urgence par tout praticien de la protection de l’enfance.
Tout commence par la description improbable de ce que Jenni perçoit depuis la poche amniotique de sa mère, avant sa naissance. Tout se termine par une renaissance, à l’orée de ses 16 ans : celle qui lui fit renoncer à une destinée malfaisante pour un avenir qui allait s’avérer plein de promesse, la menant à la notoriété comme poétesse et romancière. L’entre deux compose le corps de ce livre.
Il lui aura fallu trente ans de thérapie, mais aussi une longue introspection pour l’écrire. Elle s’est plongée dans son journal intime, mais aussi dans les milliers de pages de son dossier d’enfant placé. La rétrospective est vertigineuse et les souvenirs démesurés. Le cheminement a été difficile à retranscrire,. Le manuscrit dactylographié qui en décrit les méandres est resté enfermé dans une mallette. Il en est sorti vingt ans après avoir été entamé.
Jenni a vécu dans tant de familles d’accueil et de foyers. Elle a changé tant de fois de noms. Elle a été adoptée deux fois. Elle n’a jamais eu son mot à dire. Cette fois-ci elle prend la parole et ne la lâche plus, essayant de déconstruire les mécanismes de ces dysfonctionnements qui ont failli la détruire.
Coincée dans la folie des deux générations précédentes, elle naît d’une mère qui a quitté sa psychose, le temps de l’accouchement, avant d’y retourner une fois l’enfantement accompli. Très vite, commence la longue sérié de voyages en voiture pour la conduire vers sa nouvelle destination. Ding-dong, des pas se font entendre, la porte s’ouvre. Va-t-elle rester une semaine, un mois, une année ? Elle ne le saura jamais, tant les trajets en voiture se succèderont.
La violence, elle l’a connue. L’une de ses mères d’adoption était tous les jours exaspérée. Elle n’aimait pas qu’on la dérange quand elle était devant la télé/dans la cuisine/au lit qu’elle traversait une pièce ou faisait n’importe quoi. Alors elle frappait. Les enfants ont besoin d’être frappés. C’est comme cela qu’ils grandissent, était-elle persuadée. Elle l’humiliait, persuadée d’être dans son bon droit.
Jusqu’au jour où Jenni vide l’armoire à pharmacie en avalant tout ce qu’elle peut ingurgiter. Mais, elle a beau vomir, tout en ressort. Hospitalisation. Lavage d’estomac. Changement de lieu d’accueil. Les sacs poubelles où sont entassées toutes ses affaires sont encore de sortie, comme à chaque fois. Ils l’attendent à chaque transfert.
Les viols, les fugues, la vie dans la rue, la toxicomanie ? Personne ne cherche à la comprendre. Ni les familles d’accueil, ni les travailleurs sociaux, ni les enseignants, ni la police, ni les parents de ses amis … Personne ne l’aura jamais questionné, ni compris.
Heureusement qu’il y a la lecture. Quand elle se plonge dans les livres, elle réussit à extérioriser l’insoutenable laideur de la vie reste. Heureusement, qu’il y a la poésie. C’est en secret qu’elle ne cesse d’en écrire. Elle la planque un peu partout, là où personne ne la trouvera. C’est son refuge, sa réassurance, sa sauvegarde pour ne pas sombrer totalement.
Heureusement qu’il y a les contes de fées. Elle y a appris les bonnes manières dont elle a si peu bénéficié. Elle y a croisé des gens beaux, gentils et plein d’espoir. Des adultes généreux et bons qui n’agissent pas juste pour l’appât du gain. Dommage qu’ils soient si rares dans la vraie vie.
Heureusement qu’il y a ses journaux intimes. Elle les cache sous son matelas ou sous la commode. Les mots sont les seuls compagnons qui la suivent partout. Ils lui permettent de se recentrer quand tout semble éclater autour d’elle.
Et puis, à 16 ans, elle quitte la protection de l’enfance pour un foyer d’accueil pour femmes battues. Elle rompt les ponts avec son passé. Elle quitte une vie dans laquelle elle n’a pas voulu grandir. Elle va remonter la pente et tenter de réparer tant de blessures.
Voilà un récit dur, un témoignage éprouvant, une description sans concession. Ayons le courage de l’affronter, pour mieux comprendre, pour mieux accueillir, pour mieux protéger. Ultime confidence : « si la colère accumulée pendant ma vie entière et à la suite de ce qui m’est arrivé sortait vraiment, elle tuerait quelqu’un » (p.268). A méditer pour toutes celles et tous ceux qui cherchent à décoder la violence de certains enfants placés.