Vie privée
GACHET Christian, Éd. Le Noyer/ La Valette, 2023, 233 p.
La parole libérée, qui émerge depuis quelques années, favorise la publication de témoignages sur des récits jusque-là enfouis dans le tréfond des mémoires.
Auraient-ils été écrits, si les victimes ne se sentaient pas légitimées par l’époque ? Toujours est-il que des secrets de famille éclatent enfin au grand jour. Il est de plus en plus courant de lire ces dénonciations d’actes de pédo-criminalité incestueux. Les agresseurs sont le plus souvent des pères, des grands-pères, des grands frères. Un peu comme si le patriarcat, qui s’impose depuis des millénaires, validait la prédation de ces mâles dominateurs utilisant la chair fraîche des plus jeunes pour assouvir leurs pulsions malfaisantes.
Et puis, voilà que surgissent des écrits mettant en scène non l’adulte masculin, mais des femmes aux comportements destructeurs avec leur progéniture. La loi du moins fort, présenté le 16 juillet dernier, mettait en scène une terrifiante virago aux relents de psychopathe. La mère de Christian Gachet ne s’inscrit pas dans le même registre, déployant la séduction plutôt que la brutalité, avec comme objectif : mettre ses fils dans son lit.
Le récit que nous trace l’auteur est net et précis. Il serait même possible de parler de portraits taillés au scalpel, pratique que ce médecin pharmacologue de profession exerce ici avec talent. Peu d’émotions mais surtout beaucoup de descriptions factuelles, détaillées et explicites. Ce diagnostic d’une enfance malmenée nous est livré chronologiquement.
Tout commence en Alsace chez les parents « nourriciers » Wagner qui gagent leur argent en élevant les enfants des autres. Cette famille qu’on dit aujourd’hui « d’accueil » est d’extraction modeste. Armand, le père, ancien ouvrier du bâtiment (qui violera la sœur de l’auteur) et Marguerite (qui ne parlait pas un mot de français) pratiquaient une éducation traditionnelle méthodique et disciplinée.
La mère, militante communiste, les avait abandonnés, lui est sa sœur, très tôt. Ils la virent une seule fois dans leur petite enfance, recevant une claque retentissante pour l’avoir saluée d’un « bonjour Madame » en lieu et place de « bonjour maman ». Ils ne feront la connaissance de leur père que très tardivement.
Des visites parentales sont organisées. Les deux enfants finissent par quitter les Wagner pour revenir vivre auprès de leur mère … qui s’empresse de les confier à sa propre sœur. La tante Martine va leur réserver un régime de terreur fait de punitions, de vexations et d’humiliations. Le calvaire prendra fin quand l’auteur rejoindra son père. La vie s’égrène, enfin apaisée et heureuse. L’enfant devient adolescent. Les contacts avec sa mère reprennent. Des week-ends s’organisent.
L’adolescence est souvent le moment de ces grandes discussions où l’on parle de tout, en refaisant le monde. Cela tombe bien, cette femme continue à militer pour des changements radicaux de société. L’occasion pour elle, qui se revendique « amorale » (et non immorale !), d’ « initier » son fils en pleine puberté à la sexualité. La scène décrite surgit au milieu du livre, sans violence ni contrainte. L’agression qui commença à 16 ans va se renouveler pendant des années, adossées à des mécanismes perverts d’emprise.
Ayant investi très tôt l’école comme un havre de paix, l’auteur s’est montré bon élève, au point de réussir à poursuivre des études de médecine. Il lui faudra attendre ses 21 ans pour se défaire de cet attachement souillé, poisseux et sordide. Il réussira à faire bifurquer une existence qui avait commencé dans l’abandon, les viols et l’inceste. Lourd passé à porter qui ne l’empêchera pas de créer une famille et de poursuivre une belle carrière qui se terminera comme directeur de recherche à l’INSERM ;
Le bilan de sa vie tient en quatre phrases :« Ce qui m’a sauvé réside en moi. J’en dois une part aux Wagner, une part à mon père, une grande part à l’école. Les proportions sont indécidables. Quant à ma mère, le pardon n’a pas sa place » (p. 183). Un seul commentaire peut conclure cette recension : respect !