Vous ne me ferez plus jamais mal
MARTINEZ Joy, Book-Ed, 2023, 159 p.
Voilà un livre qu’il faut impérativement se procurer. Certes, ce témoignage frise régulièrement l’insupportable et il faut parfois prendre une pause avant de continuer à en prendre connaissance. Mais, qui peut prétendre s’intéresser aux souffrances des plus fragiles en général et celles des enfants maltraités, battus, violentés en particulier et éviter cette lecture qui, pour être certes éprouvante, s’avère tout autant nécessaire qu’incontournable ?
Est-ce l’enfer, le summum de l’abjection ou le fin fond de l’avilissement qui nous sont présentés ici ? Il n’y a pas de mots pour décrire le vécu de Joy Martinez. La description est factuelle, précise et détaillée. Il est difficile de se représenter de telles monstruosités. Et pourtant elles existent, l’auteure les a subies toute son enfance.
La position de lecteur induit potentiellement au déni. Seules l’incrédulité et le soupçon d’une affabulation ou d’une fiction semblent pouvoir lui éviter d’être pris dans un maelström d’effarement, de colère et de consternation. La reproduction des rapports éducatifs et jugements publiés en annexe viennent le confirmer : non, il n’a pas traversé un cauchemar. C’est cet enfant qui l’a vécu.
La honte m’empêche de reproduire dans ces lignes la liste des sévices infligés. L’idée d’appartenir à la même espèce humaine que ses tortionnaires me remplit d’effroi. Je ne les qualifierais pas, aucun qualificatif n’étant suffisant pour réussir à désigner leur degré d’ignominie, de bassesse et de brutalité.
Winnicott avait conçu, en son temps, le concept de « préoccupation maternelle primaire ». Cette aptitude désigne l’état d'empathie d’une mère qui s'identifie plus ou moins consciemment à son nouveau-né pour savoir ce dont il a besoin. Il serait possible d’imaginer la notion de « malfaisance maternelle primaire » pour désigner l’abjection du comportement de la mère de Joy qui ne semble animer que d’une seule préoccupation : la faire souffrir.
Elle est difficile de se la représenter, cette posture, mais son illustration est saisissante. Il n’y a pas un geste, pas une pensée, pas une intention de cette mère qui ne soient orientés vers la nuisance à l’égard de sa petite fille. Les coups qui laissent des traces sur le corps, les brimades qui blessent l’âme, des insultes et humiliations qui meurtrissent le corps. Rien ne lui est épargné.
L’enfant est devenu la souffre-douleur, la bouc-émissaire, l’expiatrice de la médiocrité, de la rancœur et de l’amertume de cette génitrice aigrie et misérable. Du côté du géniteur, c’est tout autant terrifiant : Joyce deviendra l’objet sexuel de ses plus bas instincts. Les familles toxiques existent bel et bien : elle est née au cœur de l’une des pires d’entre elles.
La protection de l’enfance jouera pleinement son rôle, réussissant finalement à protéger Joy. Mais, après combien de fausses routes ? L’idéologie du maintien des liens à tout prix produira ses effets pervers, avec plusieurs remises de l’enfant martyrisé à des parents sachant jouer la comédie. Les déménagements successifs de la famille dans des régions différentes contribueront à brouiller les pistes. Finalement, les relations seront enfin suspendues et l’enfant définitivement placée hors des griffes de ses bourreaux.
Au-delà d’une émotion qui prend aux tripes, ce livre fournit bien des enseignements aux professionnels. Le premier d’entre eux permet de comprendre comment et pourquoi un enfant se tait, ne révélant pas toujours ce qu’il subit. Par peur des représailles, par ignorance de l’anormalité de ce qu’il subit ou par résignation. Son silence n’est jamais la preuve de l’absence de mauvais traitements.
Ce qui induit la seconde leçon l’obligation qui est faite aux travailleurs sociaux. La nécessité impérative d’encore plus regarder au-delà des apparences, d’encore plus dépasser les idées reçues quant aux compétences innées des familles, d’encore plus se montrer intraitables et radicaux quand il s’agit de protéger un enfant. Posture qui ne doit pas pour autant se transformer en un réflexe de défiance systématique. Paradoxe qu’il leur fait à assumer dans toute sa complexité.
Autre enseignement encore : le rôle essentiel joué par les personnes ressources qui ont permis à Joy de renaître et s’autoriser à vivre. Ce sont les familles d’accueil et lieux de placement qui lui feront découvrir que l’on peut manger chaud, que l’on peut dormir dans un lit, que l’on peut échanger une conversation apaisée et bienveillante avec un adulte. Ce sont ces éducatrices qui se montrent si bienveillantes avec elle comme aucun adulte ne l’avait fait jusque-là, au point de provoquer chez elle la défiance. C’est cette école qui lui fait découvrir que l’on peut jouer, sauter et même danser. C’est cette enseignante qui a tout compris de son calvaire et qui déclenche un signalement.
Et puis, il y a cette puissance de vie, cette incroyable capacité à s’en sortir, cette extraordinaire résilience. Joy Martinez a réussi à fonder une famille et mener une existence sereine, équilibrée et épanouie, après une enfance massacrée. Formidable témoignage d’espoir pour tant d’enfants qui, aujourd’hui encore, sont confrontés à la violence, au rejet et à l’inceste, s’interrogeant sur la qualité de la vie adulte qui les attend.
En 1993, David Bisson publiait « l’enfant derrière la porte ». Il y décrivait les huit années de son enfance où il fut enfermé dans la salle de bain, dans un placard ou enchaîné à son lit. Trente ans ont passé et le livre de Joy Martinez lui fait écho en 2023. La protection de l’enfance ne doit pas baisser les bras et redoubler de vigilance. La lecture de ce témoignage ne peut que l’encourager à persévérer !