La prévention des toxicomanies chez les adolescents

Yves Gervais, L’Harmattan, 1994, 217 p.

Faire préfacer son livre par un Francis Curtet qui en 1985 s’est opposé à la libéralisation de la vente des seringues en affirmant « quand on jongle avec la folie et la mort, on peut tout autant jongler avec le sida » est un bien grand risque. Le livre d’Yves Gervais est resté des mois durant sur un coin de mon bureau avant que j’y jette un regard méfiant. Bien mal me prit de tarder ainsi. A peine les premières pages tournées, je me suis mis à le dévorer. L’intelligence du propos, la perspicacité de l’argumentation et l’efficacité de la démonstration forcent le respect. S’il ne doit il y avoir à lire qu’un seul ouvrage paru récemment sur le problème de la toxicomanie, c’est bien celui-là.

Qu’est-ce qui peut bien provoquer un tel enthousiasme chez moi ? Peut-être parce que l’auteur aborde son sujet non pas par le gros bout de la lorgnette comme tant le font encore aujourd’hui, mais dans sa globalité et sa dynamique.

Yves Gervais rappelle opportunément qu’il n’y a pas de société sans drogue. La consommation de produits psychotropes est une tradition millénaire, même si elle fut pour l’essentiel collective, ponctuelle et surtout rituelle.  La dépendance individuelle à une substance hallucinogène a très vite répondu au mal-être de l’être humain selon des modalités culturellement admises (feuille de coca mâchée depuis la nuit des temps par les paysans des Andes, alcool ingurgité par les européens, kif des régions de l’Atlas, tabac des civilisations précolombiennes ...).

Ce qui est nouveau en occident, c’est le développement, depuis la fin des années 60, d’une pratique adolescente des drogues qui s’étend dans des proportions inquiétantes. L’auteur consacre toute une partie de son ouvrage aux bouleversements socio-culturels qui caractérisent notre société depuis 30 ans. Remise en cause de l’autorité et de la fonction du père, valeurs traditionnelles bousculées, effondrement des mythes (religion, progrès scientifique, idéaux politiques), différences mal définies entre hommes et femmes, entre bien et mal, entre soi et les autres etc ... Attention, il ne s’agit pas ici d’un discours nostalgique et réactionnaire prônant un retour aux valeurs anciennes. Mais, plutôt, un constat sur une anomie croissante que rien ne vient remplacer ... mis à part la toxicomanie, comme si celle-ci venait remplir les vides et les creux laissés par la modernité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si celle-ci frappe en priorité des adolescents à qui il manque des interlocuteurs adultes susceptibles de les limiter, les structurer, les aider, les aimer et les conseiller.

Ce qui est fondamentalement intéressant dans ce livre, c’est qu’il aborde la drogue non à partir du produit - qui constitue un symptôme- mais à partir du contexte qui amène l’individu à le consommer. Pendant des années, la prévention s’est trompée de cible en se focalisant uniquement sur des substances qu’elle s’est entêtée à diaboliser, à l’image de ce prêtre irlandais du XIXème siècle qui à force de campagnes anti-alcoolique n’aboutit qu’à accroître chez ses contemporains la consommation ... d’éther !

Yves Gervais dresse un tableau convainquant de ce que devrait être la prévention qui ne doit pas rester l’oeuvre de spécialistes, mais doit concerner tout un chacun. Ce doit en fait être la tâche quotidienne d’un véritable réseau d’adultes-ressources qui doit s’adresser aux adolescents et au mal-être qu’ils traversent, plus sous la forme d’un dialogue permanent que de messages d’information et de peur qui sont plus incitatifs que véritablement préventifs.

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°354 ■ 23/05/1996