Qui est fou, qui ne l’est pas?
SANLAVILLE Dominique, Éd. L’Harmattan, 2025, 186 p.
La progressive dégradation de la protection de l’enfance, dans notre pays, n’a d’équivalent que celle de l’hôpital public en général et la psychiatrie en particulier. Dominique Sanlaville nous en fait une chronique lucide.
Sa carrière, l’auteur la commence comme infirmier, à l’âge de 17 ans. Il travaille alors dans l’une des dix-huit petites unités pavillonnaires d’un hôpital établi dans un parc arboré de trente hectares. Le type même de ces établissements classiques que l’on retrouvait dans tous les départements. La sectorisation psychiatrique les a profondément réformés. La fermeture massive des lits en milieu fermé devait les transformer en places de structures extérieures alternatives. Il n’en fut rien.
L’auteur est loin de se montrer nostalgique de ces vieux hôpitaux. Il ne regrette pas l’époque de ces mandarins régnant dans la toute-puissance sur son service transformé en petit marquisat. Entouré de courtisans cherchant à se placer et à obtenir ses faveurs ou un petit morceau de pouvoir, ils menaient un jeu pervers dont il fallait connaître les règles. A la fois admirés et craints, ils exigeaient une dévotion et une soumission sans conditions, toute identité professionnelle devant se calquer sur la leur.
Leurs pratiques étaient loin d’être toujours recommandables. La psychiatrie n’était pas alors aussi tolérante et large d’esprit qu’on ne l’imagine, parfois. Les thérapies de réorientation sexuelle (destinée à rétablir l’hétérosexualité chez les homosexuels), les lobotomies (sectionner un lobe cérébral pour guérir de la folie), la sismothérapie ou les techniques aversives à coups de chocs électriques étaient alors monnaie courante.
Pourtant, c’est dans cette même période qu’émergea parallèlement la thérapie psycho-relationnelle qui allait s’y substituer. Considérant la frontière entre le normal et l’anormal comme ténue, cette approche chercha à donner du sens à l’insensé et à tenter de comprendre un tant soit peu l’incompréhensible. La contenance relationnelle, qu’elle privilégia, prit le temps de connaître le malade, de tisser des liens avec lui et d’établir un cadre enveloppant
Aujourd’hui, tout cela est en voie de disparition. Le patient n’est plus considéré comme une personne pensante. Il est réduit à un cerveau qui connait des ratés, des connections synaptiques défaillantes et des médiateurs chimiques perturbés. Seules la chimie et ses molécules sont devenues capables de répondre aux maladies de l’âme. Un raz de marée neurobiologiste a transformé la psychiatrie en une discipline mécaniciste destinée à traiter d’une manière implacable la machinerie du cerveau.
Les soins ne se donnent plus, ils sont administrés. Les traitements chimiques cherchent à effacer les symptômes, à normaliser rapidement les comportements, à rendre le patient conforme et adapté. Attaches, contentions et chambres d’isolement se sont multipliés, quand l’imagerie médicale et la tomographie à émission de positrons ne suffisent pas. La psychiatrie se transforme progressivement en un univers aseptisé et scientiste qui s’éloigne de sa fonction soignante et se tourne vers standardisation et la marchandisation.
Certes homo sapiens peut toujours se transformer un homo demens. Mais, il détient pourtant une particularité : il ne peut être soigné malgré lui. Face à son imprévisibilité qui agite et bouscule les esprits cartésiens, la médecine somatique échoue bien souvent. Seule la rencontre de deux subjectivités, celle de la personne soignée et de la personne soignante, peut faire émerger la complexité du genre humain et ouvrir les voies sinon de la guérison, du moins de sa stabilisation.