Ecrits sur la bouche
Claude OLIEVENSTEIN, Odile Jacob, 1995, 245 p.
L’ouvrage du docteur Olievenstein ne se veut ni didactique, ni démonstratif. Il s’agit bien de libres propos tenus par l’auteur au gré de sa réflexion et de sa large culture autour de cet orifice buccal qui marque ce qu’il y a de plus spécifiquement humain dans l’Homme. La lecture de ces « écrits sur la bouche » peut surprendre au début. Mais très vite on se laisse porté et on est conquis par le rythme, le style et la densité d’un discours finalement plaisant et fort agréable.
Au début sont ces dents de lait, symboles de la naïveté d’un âge auquel par un accord tacite on n’accorde ni désir, ni pulsion, seulement la grâce et l’innocence. La publicité ne s’y est pas trompée, elle qui exploite largement la séduction de cette bouche largement ouverte sur l’éclatante beauté des touches blanches sur fond de piano plus sombre.
Puis vient la langue qui possède le pouvoir contradictoire de la vie et de la mort, du plaisir et de la souffrance. Elle sait aussi exprimer ses humeurs en claquant, en léchant les lèvres ou se faisant mordiller. Utile et indispensable, elle n’est pourtant jamais aussi efficace qu’en ne se faisant pas remarquer, comme servante obscure en quelque sorte des parties nobles de la bouche et de l’intellect.
Les lèvres, quant à elle, sont sensations autant que substances. A l’avant-garde du visage bien qu’en seconde position derrière le regard, elles marquent le rythme de notre vie affective ainsi que de nos répulsions. Rot et baiser, vomissement et sourire en sont les manifestations. Langues et dents peuvent se comprendre: elles exercent les fonctions de l’intérieur. Les lèvres, elles, doivent se pratiquer pour communiquer: elles vont de l’intérieur vers l’extérieur.
N’oublions pas le cri qui constitue cette cloche qui sonne aux grands moments: abject de la douleur ou extatique accomplissement du plaisir, c’est dans de telles manifestations non-contrôlées que l’Homme devient le plus vrai possible.
Le baiser est l’expression de la bouche la plus universelle tant dans sa connotation érotique que dans le désir d’incorporation qu’il exprime. Retour du bébé dans le corps dont il est sorti ou fusion avec l’autre, tendresse, affection, communion, le baiser est l’un des plus beaux poèmes de l’imaginaire. Et en même temps, il est si proche de la morsure, comme l’amour de la mort, la haine de la passion, le rêve du délire. Cette morsure peut servir de support tant à l’attaque qu’à la défense, au plaisir (croquer) qu’au châtiment (morsure). N’y a-t-il pas là réminiscence contrôlée de pulsions anthropologiques archaïques? « Dévorer quelqu’un des yeux » équivaut ainsi à un vrai cannibalisme sublimé. L’évolution a permis au cours des millénaires de passer de la morsure à l’ère des lèvres, du baiser et de la parole. Celle-ci marque l’émancipation des besoins instinctuels primaires et le fondement de la relation à l’autre. « Un livre sur la bouche n’est ni un traité savant de physiopathologie animal, ni un vade-mecum des relations avec l’érotisme ou l’imaginaire. Il essaye de déchiffrer le pourquoi, le comment de cette complexité qui nous permet de vivre autrement que pour la satisfaction des besoins vitaux » (p.86)
Jacques Trémintin - Septembre 1996 – non paru