Penser avec Arendt et Levinas. Du mal politique au respect de l’autre

Fred POCHE, Chronique Sociale, 2004, 128 p.

Les fondements de l’engagement envers autrui
Le livre que Fred Poché consacre à la pensée de Hanna Arendt et à Emmanuel Levinas est fécond en réponses possibles. L’auteur rejette d’emblée toute référence exclusive soit à des valeurs objectives valables en tous temps et en tous lieux, soit à un relativisme moral qui limiterait l’horizon éthique aux choix individuel de chacun. Il propose au contraire d’articuler la dimension de l’universel (nous appartenons toutes et tous à la même espèce humaine), à celle du particulier (nous évoluons dans une société marquée par une culture donnée et un moment précis de l’histoire) et du singulier (chaque individu et chaque circonstance sont unique). Entre une prétendue vérité absolue et des valeurs étroitement individualistes, se glisse donc une approche qui peut avec bonheur s’appuyer tant sur l’engagement personnel prôné par Hannah Arendt qu’à l’implication envers l’autre d’Emmanuel Levinas. Hannah Arendt affirme avec force la nécessité absolue de se penser comme responsable des ses actes : qu’en est-il de ma propre responsabilité dans mes relations de proximité et au sein de l’espace social ? Réfléchissant au désastre de l’horreur nazi, elle se refuse à une diabolisation qui exonérerait l’individu ordinaire. L’homme mauvais, explique-t-elle, c’est chacun d’entre nous : « en chaque homme ordinaire veille une capacité à tomber dans le mal radical » Et pour trébucher, il suffit de renoncer à réfléchir aux conséquences des ses actes. Or, « l’incapacité de penser n’est pas le défaut de légions de gens qui manquent d’intelligence, mais une possibilité qui, sans arrêt, guette chacun de nous. » Cela ne dépend ni de la position sociale, ni de l’éducation ou de la valeur des individus, mais de l’existence on non d’espaces où les hommes peuvent s’expliquer comment ils voient le monde. On ne peut s’empêcher de se référer ici aux instances de socialisation et d’intégration dans le vivre ensemble qui doivent être au cœur du processus tant éducatif que démocratique. C’est bien donc par ce biais que l’individu peut échapper à la perception égoïste et auto-centrée qui le menace en permanence. Et Hannah Arendt d’évoquer le fondement de la communication qui consiste pour elle à « penser le point de vue de l’autre. Sinon, jamais on ne le rencontre, jamais on ne parlera en se faisant comprendre de lui. » Et c’est bien justement ce rapport à l’autre qui est mis en avant par la philosophie d’Emmanuel Levinas. Pour ce penseur, la rencontre avec cet Autre précède et structure tout rapport au monde. Ce qui prime, avant même d’essayer de le comprendre c’est de le reconnaître dans sa radicale singularité. Je ne le possède pas et il ne se réduit jamais à l’image que je m’en fais. Mais, c’est en permanence qu’il m’interpelle, me convoque et m’oblige. Cette relation me rend solidaire d’une façon incomparable et unique : le don gratuit, le sens de l’Autre et le désintéressement envers autrui ne sont jamais ce qui limite ma liberté, mais toujours ce qui me permet d’y accéder. Il ne saurait donc il y avoir réciprocité et recherche d’une reconnaissance dans l’échange, car en luttant pour améliorer la vie de ses congénères, on expérimente une certaine satisfaction intérieure, puisqu’on accède à la véritable réalisation de soi ! L’engagement envers l’autre comme antidote à la marchandisation généralisée des biens naturels comme des relations interpersonnelles : voila un choix qui ne peut que renforcer l’action quotidienne de bien des acteurs au premier rang desquels, les professionnels du social.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°751  ■ 28/04/2005