Plus jamais seul. Le phénomène du portable

Miguel BENASAYAG, Angélique DEL REY, Bayard, 2006, 112 p.

Nous sommes à ce point habitués au spectacle mi-affligeant, mi-amusant de ces voyageurs qui, à peine sortis de l’avion ou du train, se précipitent d’une manière compulsive sur leur portable pour consulter leur écran, qu’on ne réfléchit plus aux conséquences anthropologiques de l’utilisation de cet appareil. C’est justement ce que nous proposent ici les auteurs dans un essai dans lequel l’intelligence le dispute à la pertinence. Qu’il est utile pourtant de pouvoir rester en lien permanent avec le reste du monde. Qu’il est notamment pratique de pouvoir abolir le temps en permettant de se dédire d’un engagement ou d’un rendez-vous au dernier moment ou encore de prévenir d’un retard. En un mot comme en cent, le portable est devenu indispensable comme support de communication efficace et rapide. Et pourtant, « le fait de ne pouvoir être que dans un endroit à la fois est loin de relever d’une défaillance » (p.14) En ayant le sentiment que tout est urgent et qu’il faut s’occuper en permanence de quelque chose d’autre, de peur de manquer ce qu’il y a à saisir, on manque en réalité ce qui se passe là maintenant, ce qu’on est en train de vivre. La meilleure façon de vider sa vie de toute substance est bien de courir dans tous les sens ou de vouloir être partout à la fois. Le portable écrase et formate la multiplicité des dimensions du temps, en ne retenant que celle qui est linéaire, comptable et dirigée vers une finalité quelconque. « Le portable nous introduit dans une civilisation où les liens dominants deviennent des liens de surface » (p.45) Il suffit pour s’en convaincre d’assister au bavardage insignifiant et si souvent vide de contenu qui transite par ce média : communiquer implique d’avoir quelque chose à se dire. Mais là, la communication a pris le pas sur le fait de transmettre une information vraiment signifiante. Le portable pourrait être comparé à cet objet transitionnel décrit par Winnicott qui relie l’enfant à l’autre en son absence. Il n’est en fait qu’un objet autistique. Là où le premier permet de rentrer en relation avec le réel, le second renferme et colmate toutes les brèches par lesquelles la réalité pourrait entrer. La fusion communicationnelle qui nous donne l’illusion de ne plus jamais être seul, non seulement vide notre relation aux autres de toute sa substance, mais aussi nous coupe de notre intériorité : « celui qui n’est pas capable d’habiter sa solitude a toujours besoin de la présence réelle ou virtuelle des autres pour être encadré » (p.10) Et puis, éliminer les distances, c’est favoriser la promiscuité. Tout au contraire, c’est grâce à un l’isolement communicationnel que l’on peut paradoxalement développer et approfondir les liens qui nous unissent. La sociabilité est ritualisée par une circulation des gestes et des regards, ainsi que par le respect d’une relation entre les individus faite à la fois de distance et de proximité. Toutes choses qu’abolit le portable qui induit d’avoir à se parler tout de suite et à répondre à un appel immédiatement, où que l’on soit, exposant aux oreilles de tous l’intimité de ses échanges. Faut-il pour autant que nous jetions tous nos portables ? Ce n’est pas ce que préconisent les auteurs qui préfèrent appeler à un forme de résistance qui privilégierait  la création et le développement de lieux de non communication, l’expérimentation de l’épaisseur de la vie, l’approfondissement de la capacité aussi d’être seul ainsi que le recours à des pratiques non utilitaires.

 

Jacques Trémintin – Juillet 2006