Le complexe de bip
LIEBIG Étienne, Éd. Michalon, 2022, 202 p.
Depuis une vingtaine d’années, un interlocuteur inattendu s’est invité au cœur de la relation entre l’enfant et ses parents : le smartphone. S’il restait un partenaire parmi tant d’autres d’une éducation diversifiée et d’un apprentissage multimodal, on ne pourrait que se féliciter de l’extraordinaire ouverture sur le monde qu’il procure. Mais, le mode d’expérience envahissant et dominant qu’il tend à imposer et à généraliser s’assimile bien plus à une dictature sensorielle totalitaire. Les dégâts commencent dès la plus petite enfance, quand est privilégié cet objet « proposant » qui impose son imagerie, ses modes et ses codes au détriment de l’objet inerte (doudou, petite voiture, poupée) sur lequel peuvent s’exercer l’imaginaire et la fantaisie, l’initiative et la créativité. L’enfant est parachuté dans un monde créé malgré lui et composé d’images ni préhensibles, ni palpables qui ne se laissent pas dominer par le geste, n’obéissant à aucune règle de la maîtrise naturelle de l’objet mouvant. La fausse instantanéité du smartphone bouscule la lente évolution de son acquisition de la temporalité. Le virtuel n’amène aucune interaction avec la réalité. La machine déroule son discours sans échange, sans observation et sans retour. Les plus jeunes sont tentés de rester devant leur écran plutôt que de se confronter à la vraie vie. Le temps d’écoute qui leur est consacré est un temps en moins de contact avec la société. Le smartphone est un objet de remplacement de la présence parentale. Il sert de substitut de sociabilité, d’expérience, de liberté, de paroles, d’échanges, de bruit. Chaque instant étant pour l’enfant l’occasion d’imitation, il est face au modèle de parents qui s’emparent tous les quatre minutes de leur téléphone pour vérifier s’ils n’ont pas reçu de message, envoyer un tweet ou regarder une vidéo. Il ne peut que copier cette doxa. L’être humain est dorénavant dominé par une puissance à qui il s’adresse, qui lui répond, exauçant ses prières et lui rappelant ses rendez-vous. Chacun tend à devenir l’esclave volontaire d’une machine dont la privation crée une frustration, voire une angoisse insupportable. S’il nous est déjà difficile de nous distancier de ces écrans, il ne faut pas chercher un usage raisonnable et raisonné spontané par les enfants. Il faut leur en réduire drastiquement l’accès, en combattant la norme sociale et familiale que cette utilisation est en train de devenir.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1317 ■ 10/05/2022