Le wokisme serait-il un totalitarisme?
HEINICH Nathalie, Éd. Albin Michel, 2023, 181 p.
Pourtant inventé aux USA par ceux qui le pratique, le wokisme est une notion utilisée en France par la droite et l’extrême droite. Est-il possible de le critiquer au nom de valeurs de gauche ? C’est le pari lancé par Nathalie Heinich.
Le terme woke vient du verbe éponyme signifiant rester éveillé. Il est né sur les campus américains à la fin des années 2010. Son ambition est d’inciter à la vigilance concernant toutes les formes de discrimination existantes. Il ne tarde pas à traverser l’Atlantique.
Cela fait trop longtemps que règnent le mépris et la domination contre les identités jugées subalternes. Jusqu’à ce que les minorités qui en sont victimes se mettent à réagir et luttent contre les injustices subies. Leur révolte est donc légitime. Leur combat doit être non seulement soutenu mais amplifié.
Pourtant, certains des activistes qui mènent cette juste confrontation brouillent le message, en prônant des postures radicales et contre-productives. Les dérives dogmatiques dans lesquelles ils sombrent sont autant de prétextes pour leurs adversaires qui les amalgament sous le vocable de « wokisme ».
Une panique morale s’est dès lors emparée du camp progressiste. Est-il possible de contredire certaines des absolutisations à l’œuvre, sans devenir otages et complices du camp d’en face ? Doit-on faire un choix entre un soutien inconditionnel et un rejet sans concession ? Pouvons-nous cultiver la nuance, déployer l’esprit critique et privilégier la modération sur ce sujet ?
Oui, affirme l’auteure qui s’engage clairement contre les violences faites aux femmes, aux homos ou aux trans, contre le déni de l’histoire coloniale, contre les contrôles policiers faits au faciès etc…Mais, elle refuse de capituler devant des vérités sacralisées élevées au rang de véritables catéchismes. Ces théories prennent différentes formes.
Il en va ainsi de l’assignation de chacun(e) à une communauté d’appartenance. Privilégier l’Idem (similitude de sexe, de couleur de peau, de religion …) au détriment de l’Ipse (ce qui est spécifique à chacun) revient à s’enfermer dans l’entre-soi. Alors que chacune des facettes de notre personnalité constitue une particularité parmi tant d’autres pouvant être valorisées successivement ou concomitamment.
Au point d’en arriver à l’inversion du stigmate. Revendiquer une identité discriminée peut mener à rejeter tout ce qui lui est étranger. Les femmes sont alors opposées aux hommes, les racisés aux blancs, les homosexuels aux hétérosexuels, les transgenres aux cisgenres.
Quant aux critiques contre l’intégrisme islamique, il arrive qu’elles soient dénoncées comme de l’islamophobie. Le déni des valeurs démocratiques que ce fondamentalisme induit est alors gommé au nom de la défense d’une religion musulmane assimilée à la nouvelle minorité opprimée.
Le respect de la parité devient tyrannique. Ce qui compte n’est plus la compétence, mais la justification absolue de la proportion à respecter dans la représentation des différentes identités présentes. Ce qui revient parois à préférer plutôt l’équilibre entre l’origine genrée, ethnique ou sociale des différentes personnes que leurs aptitudes.
Le combat contre l’appropriation culturelle veille à condamner tout emprunt à une culture qui n’est pas la sienne. Il faudrait que chacune se clôture sur elle-même : refus de ce métissage universel qui inspire chacune d’entre elles ; rejet de cet incontournable mouvement de mimétisme, de partage et d’emprunts réciproques ; dénégation de cette prolifique source de créativité et d’imaginaire dont toutes s’inspirent.
Certains livres en viennent à être purgés par des « sensitives readers ». Ces relecteurs de sensibilité sont chargés d’éliminer dans le texte original toute expression susceptible d’offenser ou de stigmatiser une communauté. « Gros » ? Supprimé. « Blanc » ? Ignoré. « Père ou mère » abolis … et remplacés par « immense », « pâle » et « parents » !
Certains acteurs s’arrogent le monopole de l’identité qu’ils revendiquent, prétendant les seuls légitimes à pouvoir la porter. Il faudrait donc être arabe pour parler de xénophobie, lesbienne pour enquêter sur l’homosexualité féminine ou noire pour traiter du racisme.
Toute critique de ces postures vous vaut d’être accusé des pires travers. Contester ces dogmes implique forcément d’être sexiste, transphobe, homophobe, islamophobe, xénophobe et raciste. Tout ce qui contredit ces doctrines doit être interdit d’expression, censuré, chassé de la scène publique. Le seul rapport au monde légitime relève d’une unique grille idéologique devant s’imposer à tout le monde.
Le problème, c’est qu’il existe effectivement une critique de droite (et d’extrême droite) du wokisme. Comment s’en distinguer ? Tout d’abord, en restant intraitable dans la lutte contre toutes les discriminations qu’elles soient de sexe, de genre, de religion, de couleur de peau, d’ethnie, de culture ... Rien ne peut ni les justifier ni les excuser.
Mais parallèlement, il est essentiel de rejeter tout identitarisme. En faisant le choix de ce qui nous unit et non de ce qui nous divise. En défendant l’appartenance à une même république et non en se barricadant derrière sa communauté. En revendiquant des valeurs universelles et non celles relevant de ces étroites appartenances qui nous éloignent des autres.