La culture de la croissance - Les origines de l’économie moderne

MOKYR Joël, Éd. Gallimard, 2020, 576 p.

Nous savons décrire comment la révolution industrielle s’est déployée en Europe, sans réussir toutefois à expliquer pourquoi cela s’est déroulé ainsi. Le scénario proposé par Joël Mokyr constitue une hypothèse des plus séduisantes.

Des innovations, il y en a pourtant eu, tout au long du Moyen-Age : moulin à eau, harnais, moulin à vent, lunette astronomique, arme à feux, techniques de navigation, horloge mécanique etc …. Mais, pour importantes qu’elles furent, ces inventions n’enclenchèrent toutefois pas de révolution technologique systémique. Il est vrai que l’application de toute idée nouvelle se heurte toujours à une résistance au changement qui soit la marginalise, soit freine la généralisation de ses effets potentiels.

Tout ce qui arrive ne doit donc pas arriver inéluctablement. Cela aurait pu arriver à un autre moment ou être étouffé dans l’œuf à un stade précoce. Il faut des circonstances historiques favorables à la germination des semences déjà présentes. Et notamment des conditions suffisantes pour dépasser la méfiance qui naît de l’attachement émotionnel aux façons de faire traditionnelles. La Révolution industrielle qui intervient en Europe, à partir de la moitié du 17ème siècle, n’est aucunement due à une quelconque supériorité qu’elle soit intellectuelle, ethnique ou institutionnelle sur les autres civilisations. 

Car, rien ne prédisposait a priori ce continent à vivre ce renversement tectonique des valeurs, de la pensée et des pratiques. Plusieurs facteurs favorables étaient certes bien présents : l’invention de l’imprimerie, la diffusion des livres par des éditeurs concomitamment avec l’accélération de l’alphabétisation, mais aussi l’amélioration des services postaux et de la mobilité. Pourtant, rien de tout cela n’aurait permis de renverser les croyances, les représentations et les préférences dominantes, s’il n’y avait eu une situation géopolitique favorable.

Là où la Chine ou le Moyen Orient étaient structurés autour d’empires centralisés, cohérents et compacts, sous le contrôle d’une autorité conservatrice, l’Europe est alors fragmentée en une multitude d’États rivalisant entre eux, s’entredéchirant dans des guerres incessantes. Princes et rois se disputent alors pour offrir protection et patronage, ressources financières et conditions d’accueil, sécurité et statut aux artistes et aux hommes de science les plus réputés. Ce qu’ils cherchaient avant tout n’était pas de s’ouvrir à la modernité, mais d’acquérir prestige et notoriété, prépondérance et ascendance, en se montrant plus accueillants que leurs ennemis. Quand une autorité locale chassait un innovateur, celui-ci était accueilli bras ouverts chez le voisin.  

D’une manière contre-intuitive, ce seraient donc ces oppositions qui auraient constitué le terreau sur lequel put s’épanouir une véritable République transnationale des lettres. La vanité et le besoin des noblesses dirigeantes d’étaler leur puissance en fut le carburant. Les idées nouvelles se seraient ainsi disséminées au gré des échanges intellectuels, de la circulation de publications savantes, mais aussi de correspondances épistolaires. La petite bande d’intellectuels navigant sur un frêle esquif vit ses effectifs passer de 1 200 au 16ème siècle à 12 000 au 17ème ! Le monde de la pensée fut envahi par une pléthore de méthodologies rivales et d’interprétations différentes se proposant chacune d’étudier et d’expliquer le monde, sur un marché concurrentiel des idées.

C’est dans ce contexte que les élites savantes européennes construisirent une communauté transnationale jetant des ponts entre les religions, les origines sociales et les nationalités. Une floraison de représentations nouvelles surgit, ouvertes et aussitôt partagées, contestables et contestées, sans droit de propriété, acquise à la méthode expérimentale et à la reproduction des résultats obtenus initiées par Francis Bacon et Isaac Newton. L’intolérance des tenants de l’orthodoxie et leurs tentatives de réprimer les idées nouvelles par ne purent jamais vraiment être coordonnées par des autorités centrales, du fait de leur fragilité face à l’éparpillement des pouvoirs.

La religion catholique qui aurait pu jouer ce rôle n’y parvint jamais, partagée qu’elle était entre des partisans de la science nombreux en son sein et ses opposants intégristes. Le système conservateur finit par s’effondrer. La peur du nouveau laissa la place à la fascination face à l’innovation. La concurrence entre les idées allait déboucher sur la compétition entre les entreprises entrainant à son tour le développement économique.