Les métamorphoses de la question sociale - Une chronique du salariat

Robert CASTEL, Fayard, 1995, 490 p.

Pendant très longtemps, la société a existé sans social: l’individu était encastré dès sa naissance dans un réseau de contraintes reproduisant les injonctions de la tradition et de la coutume. L’aumône, l’hôpital tout comme l’orphelinat émergent comme compensation à une faillite de la communauté qui n’auto-régule plus ses exclus. Dès le XII ème siècle les municipalités et ce, bien avant les institutions religieuses, ont réagi aux facteurs de dissociation sociale apparue avec le développement des cités. Deux critères sont (déjà) pris en compte pour l’aide aux indigents: l’appartenance géographique et l’inaptitude au travail. La peste noire qui emporte le tiers de la population au XIV ème siècle ne fit qu’accélérer les phénomènes d’errance et de mobilité de la main d’oeuvre. Cette dernière profitait alors de sa rareté pour rechercher les meilleurs émoluments. Le premier statut du travailleur est imposé: impératif catégorique de travail, interdiction de quitter son emploi sous peine de galère, peine de mort pour les mendiants,...

Travail forcé d’un côté, travail réglé de l’autre: le régime des corporations impose le monopole du travail et l’interdiction de toute concurrence interne. Tout marché est impossible qu’il concerne les marchandises ou le travail.

Très longtemps, la sécurité fut liée au fait d’être propriétaire. Le salariat constituait la plus basse des conditions. Il est né ni de la liberté, ni du contrat mais bien de la tutelle et imposé par le besoin et la dépendance.

La question sociale, quant à elle, émerge d’un état d’indigence généralisé: le tiers de la population se situe en dessous du seuil de pauvreté. Avant 1789, 88% du budget total d’un ouvrier est consacré à l’achat de pain. Cette paupérisation massive révèle une désaffiliation massive inscrite au coeur du processus de production des richesses. Les bouleversements révolutionnaires provoquent la rupture avec les sociétés d’ordre, de statuts et d’état. Ils libèrent le travail et avec lui l’initiative privée, le goût du risque et de l’effort. Mais triomphent aussi un libéralisme méfiant à l’égard de tout ce qui pourrait perturber les lois du marché et un traitement du social se limitant à la charité. Jusqu’au second empire, 0,3% du revenu global est consacré aux dépenses sociales !

L’Etat social, véritable tiers entre les chantres de la moralisation du peuple et les partisans de la lutte des classes ne va véritablement s’imposer qu’avec la généralisation du salariat qui culmine dans les années 70. Alors que pendant longtemps, une part importante de la consommation ne dépendait pas du salaire, aujourd’hui, même le patrimoine se mêle au salariat. La pénibilité de la situation de salarié a été compensée progressivement par un statut de citoyen au sein d’un système de droits sociaux, de bénéficiaires de prestations et de consommateur. On est passé d’une relation contractuelle à un véritable état de salarié collectif garanti par le droit.

Mais la crise économique est venue bousculer cet équilibre: diversité et discontinuité ont supplanté homogénéité et stabilité. L’entreprise, de facteur d’intégration s’est transformée en machine à exclure. Si la dynamique de la première industrialisation était liée au paupérisme, la précarisation semble être au coeur des nouvelles exigences technico-commerciales. On assiste à une segmentation et à une individualisation du travail devenu à nouveau une simple marchandise. Dès lors, la nouvelle question sociale se pose en terme de dégradation continue provoquant une anomie généralisée ou de redistribution des ressources rares (et notamment du travail) sur la base d’un compromis social qui domestiquerait le marché et vaincrait l’insécurité.

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°350 ■ 25/04/1996