Petit dictionnaire pour lutter contre l’extrême-droite

Martine Aubry et Olivier Duhamel, seuil, 1995, 267 p.

Le dossier de Philippe Gaberan  sur « les travailleurs sociaux à l’épreuve de l’intégration » a fait l’objet  de réactions parues dans le « courrier des lecteurs » du n°329. La rubrique LIRE concerne cette semaine un ouvrage qui pourrait bien mettre tout le monde d’accord.

Il est des traités de la haine et de la bêtise ordinaire qu’il convient de recommander. Ce petit dictionnaire en fait partie. Coécrit par un chantre de la gauche socialiste (Martine Aubry), on aurait pu s’attendre à quelques « oublis » concernant notamment les charters d’Edith Cresson (le premier ministre d’alors parlait d’utiliser ce moyen pour renvoyer les immigrés clandestins) ou encore la chasse aux SDF proposée par le maire de La Rochelle radical de gauche (cité en exemple par le Front national). Il n’en est rien. Outre que ces exemples font l’objet d’entrée à part entière de l’ouvrage, on ne peut que reconnaître la lucidité de ses auteurs: « La xénophobie et le rejet gagnent. A droite souvent, à gauche parfois. Chez les électeurs, souvent, chez les responsables politiques parfois » (p.51) Voilà donc un outil utile et précieux. S’y trouve dénoncé le fond de commerce de l’extrême-droite: l’intolérance et la peur de l’autre. Le Front National en constitue bien sûr la cible principale: florilège de citations de son leader ou de ses affidés que la décence m’interdit de reproduire ici. Mais aussi décryptage de ce discours retors: là où la xénophobie fait écho le FN s’en donne à coeur. Là où elle choque, il s’en défend en accusant ses détracteurs de racisme anti-français. Sur un terrain plus indécis, il utilise le langage implicite et allusif à peine codé du racisme symbolique.

Tous ces rappels sont utiles (y compris la liste de toutes les condamnations frappant Le Pen qui aime bien ne parler que des procès qu’il a gagnés). Et ce, dans une période où l’extrême-droite est en quête d’honorabilité et de banalisation, tentant d’habituer le public à son langage de haine et d’exclusion. Mais ce qui est plus particulièrement intéressant c’est de s’attaquer à la pseudo-logique de l’argumentaire du bo(eu)f moyen.

 « Les étrangers nous envahissent, ils sont de plus en plus nombreux ». Le recensement infirme cette idée. On comptait en 1990, 3,6 millions d’étrangers en France (dont 700.000 nés dans notre pays), soit 6,4% de la population contre 6,6% en 1930 !

 « Ils nous prennent tous nos logements ». Selon l’INSEE, si 11% des français peuvent être considérés comme « mal logés »,  la proportion des ménages turcs, maghrébins et d’Afrique noire subissant le même désagrément varie entre 45 et 50%.

 « Ils nous prennent notre travail ». Malgré plus de trois millions de chômeurs, on constate encore des goulots d’étranglement dans les offres d’emplois, certains secteurs ne trouvant pas les salariés qu’ils souhaitent. 55% des étrangers travaillent comme ouvriers pas ou peu qualifiés (contre 27% chez les français). De même ils subissent 13,10% des accidents de travail (contre 6,8%), confirmant par là, la place très particulière qu’ils occupent dans l’économie (tout au bas de l’échelle dans les métiers les plus durs et les plus exposés).  En fait, il n’y a pas de transférabilité directe et globale entre emplois exercés par les uns et ceux que pourraient occuper les autres.

 « Ils bénéficient de plus d’avantages sociaux que nous ». Une fois de plus, les faits viennent démentir cette croyance tenace. D’un côté les immigrés cotisent proportionnellement plus (les actifs y sont sur-représentés: plus d’hommes et d’adultes). De l’autre, ils consomment moins de médicaments et de consultations médicales: trois visites chez le médecin par an pour les hommes (contre quatre pour les français), cinq pour les femmes (contre sept) et 3,7 pour les enfants (contre 6,1). Par ailleurs, exclus du bénéfice de l’Allocation d’Adulte Handicapé et du Fond National de Solidarité, ils ne peuvent prétendre au RMI qu’à condition de résider depuis trois ans en France et d’être titulaire d’une carte de résident de dix ans. Quant aux allocations familiales qu’ils touchent uniquement pour les enfants résidant en France (contrairement à la légende) elle est en moyenne de 2600F contre 1740F pour les autochtones. Cela s’explique tout bêtement parce qu’ils sont 44% à avoir trois enfants au moins à charge contre seulement 25% des français. Au total, on peut estimer qu’ils cotisent plus qu’ils ne coûtent.

 « Justement, ils ont beaucoup plus d’enfants. Les générations futures seront envahies » Le taux de natalité est en baisse constante: entre 1981/82 et 1989/90, il est passé chez les femmes tunisiennes de 5,2 à 3,7%, chez les turques de 5,2 à 3,7%, chez les marocaines de 5,8 à 3,5% et chez les algériennes de 4,3 à 3,2%, signe d’un alignement sur les pratiques hexagonales.

 « Ils se regroupent dans des getthos ». Outre qu’on pourrait plutôt penser que c’est nous qui les y parquons, l’apparence est parfois trompeuse, comme cet exemple  du quartier de la Goutte d’Or à Paris réputé pour sa coloration multinationale. Or, une enquête a prouvé que la population d’origine étrangère n’y dépassait pas les 25%. Mais l’habitude méditerranéenne étant de vivre beaucoup dehors, c’est surtout eux que l’on voit.

 « Ce sont tous plus ou moins des intégristes » telle est du moins l’opinion de 71% des français interrogés par CSA. Or, 5% des jeunes maghrébins se déclarent intégristes et 9% affirment les soutenir.

 « Il y a beaucoup de délinquants chez eux » C’est vrai qu’en 1993, 19,8% des étrangers avaient eu à faire avec la justice. Magie des chiffres, si on enlève tous ceux arrêtés en situation irrégulière (ne pas avoir ses papiers en règle n’est pas en soi un facteur d’insécurité), le pourcentage tombe à 14%, ce qui représente néanmoins le double de la population française. Frappés de plein fouet par la crise, défavorisés socialement, ils subissent aussi plus les contrôles policiers que ceux et celles qui présentent un faciès moins bronzé (à taux de délinquance égal ils se feraient donc prendre bien plus facilement).

Malgré les réticences de nombre de français, l’intégration est en marche. Il n’y a pas tant un problème de l’immigration qu’un problème de misère, de chômage et d’insécurité frappant une population à qui on lâche en pâture des boucs émissaires présentés comme responsable de tout.

Le Pen a érigé en programme politique l’égoïsme qu’il nomme « préférence nationale ». Il le justifie en expliquant qu’il préfère ses filles à ses cousines, ses cousines à ses voisines et ses voisines à ... Nous lui préférerons avantageusement les réflexions d’un Montesquieu qui du fond de son XVIII ème siècle a encore à nous en remontrer: « Si je savais quelque chose qui me fut utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fut préjudiciable à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime ».

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°331 ■ 07/12/1995