Voyage au pays des cinq museaux
Ils sont parfois arrivés au (à) bout. Ils cassent, agressent, s’automutilent. La violence innommable qu’ils ont subie depuis leur naissance, qu’elle soit physique, psychique ou symbolique, ils la retournent contre eux-mêmes ou contre le premier qui passe à leur portée. Il faut qu’elle sorte, peu importe comment et sur qui ou sur quoi. Ils multiplient les échecs de prise en charge : foyers, familles d’accueil, lieux de vie s’épuisent. Certains finissent en prison, d’autres en psychiatrie. D’autres encore commencent une longue période d’errance : ils sont à la rue, incapables de se stabiliser. Quelques uns ont la chance de croiser le chemin d’éducateurs ou d’éducatrices atypiques qui continuent à croire en eux et qui leur proposent de faire un pas de côté et de transformer leur instabilité en nomadisme. Ils leur offrent la possibilité de partir, de quitter leur quartier en franchissant les mers et les continents. Aller loin, non pour fuir ou se fuir … mais au contraire, pour mieux se retrouver. Thierry Trontin est de ceux-là. Educateur d’internat à Clermont Ferrand, auprès de jeunes en grande difficulté, il a commencé le cycle de ses voyages en juin 2002. A la notion de séjour de rupture, il préfère celui de suture, comme une manière de retisser les bords de la plaie du lien social blessé.
Du coup d’essai…
Le premier voyage s’est déroulé pendant trois semaines au Maroc : trois accompagnateurs emmenant cinq jeunes déscolarisés, sans projet et multipliant les actes de délinquance. Le séjour s’est doté d’un objectif humanitaire : convoyer vers des villages du Haut Atlas des fournitures scolaires et des vêtements confiés par une communauté d’Emmaüs. L’action menée, le médecin d’un dispensaire local les oriente vers Merzouga, au cœur du désert, chez un berbère qui les accueille cinq jours dans son auberge. Rencontre magique qui opère auprès des adolescents. L’approche, pour être totalement différente des pratiques françaises, n’en est pas moins en phase complète avec la démarche éducative. Quelque chose s’est mis à bouger. Un déclic s’est enclenché pour certains, comme un apaisement ou un début de réponse à leur quête sans fin. Pour d’autres, cela n’a pas eu d’effets apparents, en tout cas immédiats. Mais, il apparaît que ce voyage a pris la forme d’une épreuve initiatique pour tous. Un écrit en rend compte « promesse de sable ». L’expérience est reconduite l’année suivante. En février 2003, une marche d’une dizaine de jours est organisée dans le désert : sept jeunes et trois adultes côte à côte, seulement accompagnés de dromadaires qui portent les bagages. Le petit groupe croise des nomades. Les adolescents sont fascinés. Un petit livre regroupant les témoignages des uns et des autres marquera la force de ces échanges : « les petits princes ». L’idée naît alors d’aller de nouveau à la rencontre d’autres peuples nomades. Soyons fous : pourquoi pas la Mongolie. Monter un tel projet ne pouvait être une mince affaire.
… au coup de maître
Le premier obstacle fut d’obtenir l’approbation effective de ceux qui donnent les autorisations et qui apportent les financements. Ce projet fit quand même peur à la hiérarchie de l’institution, mais le soutien du Directeur d’alors permit sa réalisation. Quant aux 12.000 Euros de budget, ce ne fut pas facile, mais ils furent réunis. Le Conseil général du Puy de Dôme se déclara partant, Jeunesse et sport apporta sa part, en attribuant au projet le prix « envie d’agir ». Le groupe de jeunes fut mis à contribution : vente de cartes de vœux pour les fêtes de fin d’année, organisation d’une marche avec repas et musique… Sans compter un prêt de 3.000 € d’un généreux donateur oeuvrant dans le secteur social. Au final, une longue année d’incertitude et de doute à attendre, épreuve particulièrement difficile à supporter pour des jeunes peu habitués à se projeter dans l’avenir ou à temporiser leurs désirs. Mais, en fin de compte, une superbe leçon de vie que de constater que rien ne s’avère impossible, dès lors qu’on y investit l’énergie nécessaire ! Le 26 juillet 2004, un groupe de cinq jeunes et deux éducateurs décollaient du sol français, en direction d’Oulan-Bator. Et là, le choc : des routes chaotiques et défoncées qui transforment tout trajet en épopée (deux heures et demi pour parcourir 60 kilomètres), des paysages lunaires, des dômes de sable ou des collines qui se succèdent à perte de vue, avec quelques yourtes éparses, des steppes désertiques juste parsemées de ces ovoos, amas de branchages et de pierres, lieu de résidence des esprits. Et puis ces tempêtes de sable qui vous couvrent de la tête au pied, même au fond de votre abri.
Une autre culture
Mais, le télescopage se fit tout autant avec le mode de vie et en premier son rythme : le temps mongol possède cette texture élastique et souple qui invite à travailler l’adaptabilité. Attendre la venue d’un hypothétique transport en commun, attendre l’heure d’ouverture du marché, attendre le retour de l’eau qui a été coupée la veille, on ne sait pas pourquoi. Et puis réaliser que tout arrive forcément, lorsque c’est le moment juste et qu’on est prêt à le vivre. Il faut tout autant apprendre à mesurer ses gestes et à adopter de bien curieuses coutumes : entrer dans la yourte du pied droit et ne pas heurter le sol au risque d’offenser ses habitants. Surtout garder son chapeau sur la tête : ne pas le faire signifie que l’on sollicite son hôte pour qu’il vous héberge. Saluer les esprits, en trempant l’annulaire droit dans le bol qui vous est tendu, puis jeter une pichenette de liquide aux trois niveaux de l’univers. Mais, la Mongolie c’est aussi l’irruption de la modernité. Les valeurs de ces fiers aventuriers arpentant les vastes étendues sont trop souvent noyées dans le désoeuvrement, la saleté, la misère et l’alcool des villes. La Vodka mongole fabriquée avec du lait de yack fermentée et filtrée est servie tiède avec une pointe de beurre rance : cette eau méchante, comme on la dénomme localement, est omniprésente. Drôle de paradoxe que cette quête d’un petit groupe d’occidentaux à la recherche de la sagesse d’un mode vie traditionnel alors que les populations locales sont de plus en plus tournées vers le capitalisme et son économie de marché et comprennent difficilement un tel gaspillage financier, pour seulement cinq adolescents.
Les chantiers
Le groupe de jeunes français a été rejoint par six jeunes mongols. Ensemble, ils vont parcourir les steppes. Des amitiés vont se créer, de franches parties de rigolades accompagnant les répétitions phonétiques, lors de la création d’un lexique trilingue (mongol, français et anglais). La complicité ira même jusqu’à unir les plus rebelles contre les adultes. C’est dans un vieux bus qui renâcle, éructe, cale, fume, tombe en panne, avant de bénéficier d’une réparation de fortune et de repartir, que le groupe va grimper le long des pentes gigantesques perdues au milieu de nulle part. Le réservoir d’essence une fois rempli, deux bidons sont directement stockés dans l’habitacle, envahissant l’atmosphère de ses relents nauséabonds, jusqu’à ce qu’ils soient vidés dans le ventre affamé du bus. Le voyage n’a pas été conçu comme un séjour d’agrément. Des contacts pris depuis la France, ont permis de programmer toute une série de chantiers. Première étape : un internat scolaire que le groupe a prévu de repeindre. Seconde étape, les tribunes du stade de la ville de Bogd, qu’il s’agit de refaire à neuf, en vue du 80ème anniversaire de la cité. Tout est programmé : la peinture blanche, symbole de la vie, le bleu en hommage au sacré, le rouge qui représente la drapeau national. Et le vert ? On en dispose d’un tel stock qu’il faut bien l’utiliser. Tout se passe dans la bonne humeur, même si on ne dispose pour travailler que d’un pinceau pour six ! Et puis, il y a la collecte des déchets plastiques, fléau récent d’un pays s’ouvrant à la société de consommation. L’ampleur de la tâche est si vaste, que le doute s’insinue dans le groupe. Mais c’est la satisfaction qui finit par l’emporter, quand il constate les longueurs de rivière devenues propres, après son passage.
Revenir
Le séjour a parfois été difficile pour certains jeunes. D’aucuns ont même « pété les plombs », menaçant, en plein désert … de tout casser. D’autres calculaient les jours restant avant le retour, échangeaient sur ce qu’ils allaient faire en rentrant en France, ce qu’ils allaient y manger, les copains qu’ils allaient s’empresser d’y retrouver. Et puis, et puis le départ trouve ces mêmes ados hébétés, inquiets et des larmes plein les yeux. Les bagages sont empilés dans les chariots de l’aéroport. C’est l’heure des dernières étreintes. Tant de choses à se dire encore. Personne n’a plus envie de partir. « Au début de ce voyage, je me suis dit ’’ça va être nul et ça ne va pas me plaire’’, mais je me suis bien trompé : petit à petit j’ai commencé à aimer, à comprendre et même à me mettre dans la peau de ces Mongols », explique l’un des jeunes. De retour en France, le groupe a du assumer la coupure tant avec la vie simple menée pendant un mois qu’avec les relations quotidiennes si intenses. Le retour à la routine n’a pas forcément été simple. Le travail a continué sous forme d’ateliers d’écriture, de dessins ou de peinture. Mais que c’est laborieux de faire émerger des souvenirs, enfouis volontairement pour certains, pour mieux se protéger de la souffrance de la séparation. Avec pour résultat un carnet de voyage illustré par les adolescents et magnifiquement écrit par Thierry Trontin (et dont cet article s’inspire très largement). Mais, le cycle de voyage engagé en 2002 ne s’est pas terminé avec la Mongolie.
Continuer
En 2006, la destination proposée a été la Laponie, à la rencontre du peuple Sami, nomade lui aussi, à 300 kilomètres au-dessus du cercle polaire. Une semaine pour s’y rendre en voiture, une semaine pour en redescendre et une semaine au milieu de la toundra. Et toujours un carnet de voyage (collages photos et dessins) réalisé par les participants, au cours d’ateliers hebdomadaires pendant les six mois qui suivront le retour : « Au pays de l’oncle Sami ». Nouveau voyage au Maroc, à l’été 2008, mais cette fois-ci, avec tout le groupe de vie du foyer (9 jeunes et 6 éducateurs), les ados et les adultes réalisant chacun de leur côté un film. Et enfin, nouvelle marche de 15 jours, dans le désert marocain à la fin de l’année 2008, avec trois jeunes en rupture. Aujourd’hui, Thierry Trontin a changé d’employeur … mais pas d’ambition. Educateur à « la parenthèse » dans une petite unité expérimentale dépendant de l’ARPEJ et regroupant six « incasables », le conseil de son nouveau directeur (« soyez créatif ») n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, ni loin de son cerveau fertile en idées ! C’est pour mieux réfléchir à toutes ces questions qu’il vient de créer l’association « Educateurs, voyageurs, passeurs de vie ». Pourront s’y retrouver toutes celles et tous ceux qui veulent mutualiser leurs expériences, leurs projets de voyages et d’itinérance éducative. « Le voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait et vous défait » affirme Nicolas Bouvier. Même si le célèbre voyageur suisse a sans doute raison, il est difficile pour un éducateur de se contenter de cette définition et d’éviter la question finale : mais que recherche donc Thierry Trontin dans ces voyages ?
Pourquoi voyager ?
Son ambition est bien de quitter, ne serait-ce qu’un instant, l’état sédentaire de l’éducatif pour entrer dans une autre dimension : renoncer un temps à s’appuyer sur les repères limités à une ligne d’horizon fixe et utiliser le nomadisme au profit de jeunes eux-mêmes en errance. Il en convient, ces jeunes, où qu’ils aillent, transporteront toujours avec eux leur potentiel de souffrance et de violence. Les séjours qu’ils proposent en sont empreints, d’un bout à l’autre. Mais, dans le désert, plus de portes à casser, plus de fugues possibles, chacun étant confronté à l’inconnu et à l’incertitude du devenir immédiat. L’intensité du vécu ensemble prend sens, les risques encourus modifient les enjeux, permettant de résoudre autrement les incidents inhérents à toute vie de groupe. Il serait tout autant naïf de penser que ces voyages produisent des effets miraculeux, comme s’il était possible de réussir en quelques jours ce qui a été raté depuis des années. La rencontre avec un mode de vie simple et différent peut apaiser les uns, la disparition de tous les repères extérieurs incitant à rechercher en soi sa propre vérité. Pour les autres, les traumatismes passés seront durablement indépassables. Mais, pour aucun, une telle expérience n’a pour vocation de combler les vides, ni de refermer pour toujours les blessures. Elle peut, bien plus modestement, proposer une ouverture vers un ensemble de possibles et d’espoirs que l’institution classique n’arrive pas toujours à combler.
* La Mongolie est appelée ainsi à cause de son importante activité d’élevage de cinq races traditionnelles d’animaux : les chèvres, les moutons, les bovins, les chameaux et les chevaux.
L’ouvrage « Carnet de voyage : au pays des cinq museaux », récit passionnant du voyage en Mongolie, est disponible au prix de 20 €. Le produit de la vente permettant d’aider au financement des prochains voyages.
Contact : « Educateurs, voyageurs, passeurs de vie »
Marioton,63290 Chateldon
thierry.trontin@orange.fr
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°949 ■ 12/11/2009