Minibus Keravel

L’animation hors les murs

Être jeune en milieu rural, c’est se confronter aux difficultés de mobilité. Pas facile de parcourir des dizaines de kilomètres sur les routes de campagne, sans être dépendants de ses parents. Le Centre Keravel de Plougasnou (Finistère) a expérimenté un dispositif original qui pourrait bien faire école.

Pierre Mesguen se saisit de son téléphone à plusieurs reprises et y tapote des SMS. Aucune inconvenance en la matière, alors qu’il échange en ce début de mercredi après-midi avec son interlocuteur. Le portable est son principal support pour communiquer avec les jeunes et convenir avec eux de l’heure et du lieu de rendez-vous. Car l’originalité de son poste, ce ne sont pas les ados qui viennent à lui dans un local dédié, c’est lui qui va à leur rencontre. C’est pour cela que son second outil de travail, c’est son fourgon, surnommé par les jeunes « Kamtar », en référence à la chanson du groupe Ultra Vomit du groupe d’Heavy Metal originaire de Nantes. A peine démarré, le minibus de 9 places s’engage dans le labyrinthe des innombrables petites routes de la commune de Plousganou : « je commence à me repérer, mais parfois je demande aux jeunes de me guider » commente-t-il. Premier arrêt chez Faustine (15 ans). L’adolescente a programmé avec deux copines une sortie au bowling de Morlaix, distant d’une vingtaine de kilomètres. Aussitôt embarquée, direction la maison d’Aella perdue dans la campagne. Dilon, la troisième comparse, passe la semaine chez son père ? Qu’à cela ne tienne, Pierre fait un détour dans un quartier de Morlaix pour venir la chercher. Les filles sont contentes de se retrouver, même si elles se sont quittées le matin même, scolarisées dans le même collège. Déposées devant le bowling, elles téléphoneront à Pierre, quand il faudra venir les rechercher. Prochaine étape : le centre de Plougasnou où attend un groupe de garçons de 14/15 ans. Là, changement d’ambiance : six tornades blanches attendent avec impatience l’arrivée de Pierre. Ils ont été sanctionnés précédemment pour avoir commis des dégâts dans une salle d’activité. Bien sûr qu’ils n’avaient pas fait exprès de démonter les dalles du plafond. Et puis c’était « l’effet de groupe », s’est justifié l’un d’entre eux. N’empêche, que Pierre les a privés d’une semaine d’activité, aux précédentes vacances. Mais ils ne lui en veulent pas. Leur accueil est chaleureux, mêlant chahuts, bousculades, vannes et mises en boite. Mais déjà, une communication téléphonique du groupe de filles donne le signal du départ. Les garçons patienteront. L’aller-retour prend quarante minutes. Les filles ne sont guère ravies de se retrouver avec les garçons, trop turbulents à leur goût. Elles choisissent de se retrouver dans une salle à part. La cohabitation avec de paisibles retraités fréquentant le même centre culturel étant ce jour-là un peu tendue, Pierre décide d’emmener son groupe de petits mâles bien agités dans une salle de sport toute proche. Tapis matelassés, boudins, rouleaux … en mousse, rien de tel pour évacuer leur trop plein d’énergie. Et ça se bouscule, ça se court ? après, ça s’envoie les modules en polyéthylène à la figure ou dans les jambes. Ils semblent inépuisables. Ils se lâchent, sous le regard bienveillant de leur animateur qui n’hésite pas à lever la voix, au premier signe de dérapage. Puis, vient l’heure de raccompagner les jeunes qui n’ont pas de moyen de transport autonome. Et un trajet de plus, un. Chacun(e) est déposé à son domicile.

 

Le projet pédagogique

Pierre explique son choix de travailler pour le centre Keravel par l’originalité du poste : « ne pas se contenter de parquer les jeunes dans un « bocal », avec pour seule préoccupation qu’ils ne posent pas problème. D’autant qu’il suffit qu’un groupe investisse le local pour que les autres n’y viennent pas. Ce qui m’intéresse, c’est de partir des besoins qu’ils expriment. » De fait, s’il laisse aux jeunes l’initiative de trouver par eux-mêmes des activités, il leur en propose aussi. Séances de jeux de société et activités sportives sont fréquents. Mais il y a bien d’autres actions comme une braderie solidaire, un projet de séjour, un festival de musique … les adolescents participant à l’organisation, assurant l’auto-financement ou participant à des junior-associations. Pierre travaille les mercredi, vendredi et samedi après-midi, sa présence les deux derniers jours se prolongeant en soirée, voire jusqu’à tard dans la nuit. Pendant les vacances, c’est tous les jours de la semaine. Il le reconnaît volontiers, le tiers de son temps de travail, il le passe au volant de son kamtar. « Tailler la route » sur les 3 400 hectares de la commune (et bien au-delà) ne fait pas peur à ce globe-trotteur qui a sillonné le monde (Mexique, Thaïlande, Canada, Inde, USA …), avant de revenir au pays et de s’investir comme militant de l’éducation populaire, formateur BAFA et animateur. Mais, contrairement aux apparences, sa fonction va bien au-delà d’un simple chauffeur de taxi. L’espace confiné de la cabine du minibus et la proximité sont propices aux confidences, aux échanges apaisés, aux questionnements des jeunes. C’est pourquoi il refuse souvent le relais de transport proposé par les parents, tenant à raccompagner les jeunes, pour ne pas passer à côté de ce moment privilégié. Pour ses différentes activités, la commune a mis à sa disposition les clés de ses salles. Un partenariat a été tissé avec le collège François Charles de Plougasnou pour organiser des ateliers sur la pause méridienne. Les élèves intéressés choisissent un thème et organisent eux-mêmes un débat ouvert sur des sujets qui leur tiennent à cœur comme la sexualité, la drogue, les droits des femmes. Pourtant, si le public des plus jeunes est bien pris en compte, les plus âgés ne sont pas oubliés, se voyant proposer un accompagnement individualisé sur leur projet de vie. Pierre joue auprès d’eux un rôle d’interface avec toutes les institutions d’insertion sociale pour les jeunes (mission locale, point information jeunesse …) qui sont soit peu connues, soit peu utilisées par manque de proximité ou les difficultés de mobilité.

 

Genèse d’une innovation

Pendant quarante ans, le centre Keravel a accueilli des classes mer, des colonies de vacances, des stages BAFA. Au début des années 2000, Patrick Jacquinet, son Directeur, est contacté par la commune pour une implantation d’un centre loisirs à l’année. Transformer l’emploi saisonnier en postes pérennes, financer l’entretien des bâtiments, relayer les écoles de la commune sur le tiers-temps font vite sens. Une expérimentation est lancée : d’abord sur certaines petites vacances, puis sur toutes, puis sur l’été. Aujourd’hui, cent cinquante enfants du bassin de vie fréquentent Keravel. Mais, là comme ailleurs, les enfants grandissent et à l’adolescence, rien ne leur est proposé. Les familles font remonter ces besoins à la commune qui sollicite le centre. Coïncidence opportune, Morlaix-communauté, à laquelle Plougasnou est rattachée, vient d’être sélectionnée dans le cadre du projet « Jeunes en TTTrans » (1) pour financer l’expérimentation de pratiques innovantes. La concrétisation d’un co-financement avec la commune conduit à l’élaboration d’un dispositif sortant de l’ordinaire : un fonctionnement hors-les-murs. Guillaume Dilasser n’hésite pas à quitter son poste de coordinateur dans une commune voisine, pour se lancer en 2016 dans l’aventure. Pendant quatre ans, il sillonne le territoire au volant de son fourgon, utilisant téléphone et réseaux sociaux pour tisser une multitude de contacts. Son souci de « l’aller vers » le fera entrer dans les cafés où se réunissent les jeunes qu’il veut approcher ou les rencontrer dans les transports scolaires. Ne concevant pas son action en solitaire, il rencontre les institutions dédiées à la jeunesse, réussissant à embarquer certains intervenants à bord de son fourgon ! Quand Patrick Jacquinet part en retraite, c’est Guillaume qui le remplacera au poste de Directeur, avec un bilan confortable : 85 % des 13-30 ans de la commune de Plougasnou connaissent ce que peut apporter le dispositif hors-les-murs qu’il a animé (quand seul 3 à 8 % en moyenne en France pour les clubs de jeunes). Face à une telle réussite, se pose la question de l’essaimage. Beaucoup téléphonent pour se renseigner. Guillaume constate néanmoins bien des réticences : « il y a d’abord la dimension borderline en regard de la règlementation jeunesse et sport, mais aussi la peur d’une délégitimation du travail traditionnel du type club de jeunes. Et puis, il y a ces horaires atypiques qui font travailler en soirée et le week-end ». Même si la nouvelle « prestation service jeunes » délivrée par la CAF favorise l’aller-vers, cette innovation reste encore peut-être trop en avance, pour s’étendre facilement.

 

Si loin et pourtant si proche

Le Centre de Plougasnou dépend des PEP-53. Dans la tradition des années d’après-guerre, cette association a acquis trois centres susceptibles d’accueillir des classes de mer et des colonies (en 1960, à Plougasnou en Finistère), de montagne (en 1963, au Collet d’Allevard en Isère) et de campagne (en 2003, à Torcé-Viviers-en-Charnie en Mayenne). Anne-Marie Shih Erault, référente pour le centre de Keravel au sein du Conseil d’administration confirme l’accueil positif fait à la proposition de Patrick Jacquinet directeur du centre d’alors pour étendre l’activité à un centre de loisirs ouvert à l’année, puis aux adolescents. La volonté de ne pas réduire les classes de mer à la seule pratique de la voile, mais de les ouvrir à toutes les activités du territoire liées au maritime a permis de créer un riche partenariat de terrain, incitant en retour la municipalité à solliciter les PEP pour accueillir aussi les enfants de la commune.

 

Contact : 02 98 72 31 66 / 06 35 66 08 61 centre.keravel@lespep53.org

 

 (1) projet mené par l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique de Rennes et financé par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbain visant au développement de politiques locales de jeunesse intégrées dans trois territoires bretons.

 

Jacques Trémintin – Journal de L’Animation ■ n°229 ■ Mai 2022