Tintin au Samu social - Paris (75)

Tintin au Samu social

Quoi de plus valorisant que d’aller au devant des plus défavorisés, pour leur offrir soins, nourriture et abri contre les intempéries ? Et pourtant, en y regardant de plus près, cette action pourrait bien constituer le miroir déformant du sort que réserve notre société aux exclus parmi les exclus.

Un vieil homme en pleine démence vient de se mutiler l’avant-bras. Il avait mis ses os, ses tendons et ses muscles à l’air. Tout était bien propre. Il avait fait de même avec son cuir chevelu où son cerveau prenait l’air. Il se mit à demander avec frénésie à l’infirmière de verser du produit désinfectant sur les plaies. Trois mineurs roumains de 12 à 15 ans dormaient sur une bouche de chaleur devant un restaurant chinois dont la devanture était en verre : vision hallucinante que ces enfants couchés sur le trottoir qui semblaient installés au pied d’hommes et de femmes attablés dans un restaurant bondé. Une femme avec ses quatre enfants dont un bébé de 9 mois, attend sur un trottoir depuis deux heures. Elle vient d’être mise à la porte de chez la personne qui l’hébergeait depuis plusieurs mois : il était 3h30 du matin. Les rencontres que font les Equipes Mobiles d’Aide ne sont pas toutes aussi spectaculaires. Certaines nuits sont fortes de rencontres improbables, d’autres bien plus routinières. Le Samu social, créé à Paris en 1993 pour répondre au nombre grandissant du nombre des sdf, a essaimé dans près de 80 villes tant en France que dans le reste du monde. Après dix ans d’existence, cette action, quasi unanimement louée, méritait d’être passée au crible d’un regard critique. C’est le double point de vue du travailleur social et de l’ethnologue qui va nous servir ici de guide. Stéphane Rullac, éducateur spécialisé et ethnologue a travaillé 150 nuits au Samu Social de Paris  (SSP) comme vacataire, à la demande, en fonction des besoins, en remplacement des congés maladie ou des vacances des salariés. Le regard qu’il porte sur le fonctionnement du SSP est sans concession. Pour ce faire, il a adopté l’attitude d’observation participante de celui qui refuse le rôle de missionnaire chargé de convertir les « sauvages locaux » mais préfère mener une réflexion sur les confrontations entre les différents mondes qui animent notre société. Stéphane Rullac a publié son récit dans une revue universitaire plutôt confidentielle (« Ethnologie(s) en herbe ») avant de séduire un éditeur (1). Ce qu’il écrit a sans doute fait grincer bien des dents. Ce travail mériterait d’être poursuivi dans nombre de nos institutions qui, fonctionnant en vase clos, auraient tout à gagner à bénéficier d’un regard aussi décapant et iconoclaste.
 

Les Equipes Mobiles d’Aide à l’œuvre

Sept camionnettes du Samu social sillonnent toutes les nuits les rues de Paris. Les équipes qui les composent sont constituées de trois personnes. Le chauffeur tout d’abord qui a la charge de la conduite et de la responsabilité physique du véhicule. Il bénéficie d’un contrat à durée déterminée renouvelable ou fait partie des personnels mis à disposition par l’EDF ou la SNCF. L’infirmière, ensuite, qui est dans l’équipe à la fois l’autorité médicale et le chef de bord (c’est elle qui tranche en cas de désaccord). Elle bénéficie, elle aussi, de CDD de 3 ans renouvelable ou intervient à la vacation. Puis, vient le travailleur social pour lequel le diplôme d’Etat n’est pas exigé, mais qui doit au moins posséder une expérience significative. Il est chargé d’assurer une évaluation sociale rapide de tout nouvel hébergé. Quatrième personnage qui se joint parfois à l’équipe : celui qu’on appelle le « samaritain ». C’est un bénévole qui vient renforcer l’action sur le terrain, agissant ainsi selon la figure biblique de celui qui vient en aide à son prochain en difficulté. Chaque salarié intervient 15 ou 16 nuits par mois entre 20h30 et 5h00 du matin. Tout commence par le briefing rituel du coordinateur face à tous les équipages. C’est l’occasion de donner des informations et de rappeler les consignes. Chaque Equipe Mobile d’Aide est en relation permanente avec un régulateur à qui elle rend compte de ses interventions et auprès de qui elle prend des instructions. Car si une partie du travail, tout au long de la nuit, est bien de déambuler au hasard des rues (la maraude) afin de repérer les hommes et les femmes qui stationnent sur les trottoirs (dans une ville aux flux continuels, toute personne apparaissant comme figée peut être supposée en difficulté), les interventions se font aussi à la demande des particuliers qui signalent la présence d’une personne rencontrant un problème ou des sdf eux-mêmes qui téléphonent au 115. Ce numéro d’urgence est géré dans les 96 départements de la France métropolitaine par 135 gestionnaires qui peuvent être aussi bien des associations (dans 103 cas), que des CCAS (13) ou des commissariats (6) … A Paris, c’est le SSP qui reçoit ces appels, les transforme en fiche d’intervention et les bascule sur ses équipes qui sillonnent les rues. Mais quelle que soit l’origine de la prise en charge (spontanée ou à la demande de la régulation), l’action engagée repose sur toujours les mêmes options. S’établit d’abord un dialogue pour mesurer le degré des difficultés. L’équipe propose à manger ou à boire, distribue l’une de ces couvertures qui ressemblent à de fines feuilles d’aluminium ou un duvet. Elle dispose d’un certain nombre de places d’hébergement disponibles et peut même orienter vers un lit médicalisé, si l’état de santé de la personne sans abri le justifie. Les populations cibles sont celles qui sont en grande précarité. Le SSP ne veut pas se laisser détourner de ce qu’elle estime être sa mission principale : la disponibilité pour les situations extrêmes qui peuvent entraîner un risque vital.
 

L’envers de la médaille

Stéphane Rullac a vécu de près ces expériences de terrain. Il ne s’est pas contenté de remplir la tâche pour laquelle il était rémunéré. Il a décidé de questionner cette démarche et de chercher les raisons qui lui donnent sa dimension actuelle.
Tout commence, rappelle-t-il, par la rencontre de deux personnages clés. Il y a d’abord Jacques Chirac, alors maire de Paris, qui est à la recherche d’idées pouvant venir concrétiser ce qui deviendra le fond de sa campagne présidentielle (la lutte contre la fracture sociale). De l’autre, il y a Xavier Emmanuelli, qui, à force de côtoyer le centre de Nanterre où furent regroupés, pendant des décennies, les sans-abri de la région parisienne (et qui laisse dans son sillage une terrible réputation de violence et de mauvais traitements) est particulièrement sensibilisé par le traitement inhumain et dégradant trop souvent réservé aux sans-abri. Le SSP est le produit d’une alliance entre ces deux personnalités emblématiques qui se sont unis autour d’un même projet pour des raisons différentes. Lorsque le Samu social est créé, le 9 novembre 1993, l’hiver rigoureux vient de tuer 9 sdf. La mairie de Paris met à disposition des moyens conséquents pour que le nouveau service puisse se déployer. Mais le travail qui s’engage s’appuie sur un paradoxe : comment aider des gens qui semblent ne pas vouloir ou pouvoir s’en sortir ? Depuis la disparition en 1993, dans le nouveau code pénal, du délit de vagabondage, il est tout à fait possible de vivre dans la rue, sans enfreindre la loi sociale, sans se voir proposer d’aide n’y d’avoir à en demander. Mais si, d’un côté, il y a le droit à chacun de vivre sa vie comme il l’entend, de l’autre existe l’obligation morale (et juridique) de porter assistance à une personne qui met sa vie en danger. Pour sortir de cette contradiction, la réponse du Samu Social est celle de l’urgence chronicisée. Il remet tous les matins les usagers dans la même situation de danger qui avait motivé leur sauvetage la veille ! Le fondement de cette approche s’appuie sur la conviction que les populations concernées seraient bien peu capables d’évolution et connaîtraient une mort sociale et culturelle, l’assistance en leur direction s’apparentant alors bien plus à des soins palliatifs. Mais, en renonçant à essayer de connaître les besoins réels et les désirs des sans-abri, le soignant plaque ses propres représentations sur celles du soigné et réagit très mal quand celui-ci n’évolue pas dans le sens qui lui permettrait d’être soulagé. « Il est un parallèle subtil entre le geste du passant, pour un instant ému, qui décharge son malaise par une aumône ponctuelle et qui par-là même retrouve la liberté psychique de poursuivre, apaisé, son chemin et des pratiques d’aide qui ne s’attachent qu’à remédier au visible de la souffrance. » affirme Patrick Declerck, auteur d’un ouvrage de référence sur cette question (2). Le choix d’une intervention qui privilégie l’instant présent au détriment d’une projection dans le temps ainsi que d’un assistanat qui nie l’autonomie de l’usager prolonge la stigmatisation des sans abri bien plus qu’elle n’aide à les faire vraiment évoluer. Une telle identification de l’institution au public qu’elle aide se retrouve jusque dans la façon dont sont traités les personnels des Equipes mobiles. Généralement, dans le secteur socio-éducatif, l’intensité d’un travail éprouvant est compensée par un minimum de contre parties salariales ou autres. Loin de rentrer dans cette logique de reconnaissance, le Samu social cumule toute une série de conditions de fonctionnement qui semblent coller les intervenants au sort des sdf. Travailler dans les Equipes Mobiles, c’est se rapprocher du mode de vie des sans abri : une vision au jour le jour (pas de suivi possible avec les usagers, un statut précaire (aucune garantie de l’emploi), une errance dans la ville, une vie décalée (veiller la nuit et dormir le jour), une perte de repères calendaires (travail au Samu les week-ends), une instabilité relationnelle (les équipages sont constitués hors de toute affinité et sont fréquemment mélangés), une proximité avec les maladies (contact avec les personnes contagieuses) et les intempéries (malgré un blouson particulièrement imperméable)… « Finalement on a réussi pour soigner les clochards à clochardiser les gens qui travaillent avec eux. » continue Patrick Declerck, décidément très en forme.
 
Cette charge de Stéphane Rullac contre le Samu Social n’est pas dirigée contre une institution qui a initié une assistance publique aux sdf  bien plus respectueuse de la personne humaine que tout ce qui a été réalisé jusqu’alors. Il en témoigne en évoquant des relations de haute qualité développées au quotidien par les personnels de ce service. Non, son propos vise plutôt la maltraitance avec laquelle notre société stigmatise et traite les exclus qu’elle génère et qui continue à s’exprimer à l’intérieur même des dispositifs pourtant dédiés à leur porter assistance.
 
(1) « Les bons samaritains. Avec les Equipes Mobiles d’Aide du Samu Social de Paris », Ethnologie(s) en herbe, 2003 / « L’urgence de la misère, sdf et Samu social » Stéphane Rullac
(2) « Les naufragés. Avec les clochards de Paris » Patrick Declerck, Plon, 2001
 
  
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°711 ■ 03/06/2004