Restaurant Pierre Landais (44)

L’imagination au pouvoir

Accéder à la culture serait-il incompatible avec la précarité ? L’action du restaurant Pierre Landais de Nantes démontre le contraire.
Riche percepteur du duché de Bretagne qui finira pendu, Pierre Landais ne pouvait imaginer qu’il donnerait son nom à un restaurant social dédié aux plus pauvres.Ce n’est pas l’architecture, ni le décor intérieur qui constituent l’originalité première de cet établissement où les personnes en grande précarité peuvent manger pour moins de deux euros. L’installation est sommaire, l’ameublement ordinaire, les murs défraîchis. L’espace est certes utilisé au mieux, mais le confort n’est pas la première des priorités. Cela fait un certain temps déjà que les repas ne sont plus confectionnés sur place, la cuisine centrale de la ville les fournissant au même titre que les cantines des écoles primaires. La population accueillie, elle, n’est pas commune : ce jour-là, l’annonce est faite au micro que les messages de sympathie seront lus lors de la sépulture d’Yvon, tout récemment décédé. Là aussi, les morts de la rue égrènent le temps qui passe. Pourtant, sous une apparence banale, se cache une surprise tout à fait étonnante. Comme une perle nichée au cœur de la gangue de l’huître, se déploie depuis presque une décennie une aventure exceptionnelle autant qu’insoupçonnée. Ce restaurant, ouvert toute l’année du lundi au samedi, assure chaque midi les repas qu’il est sensé fournir. Des sandwichs sont même proposés pour les repas du soir et des paniers composés, pour la journée du dimanche. Mais, cela va bien au-delà.
 

Au-delà des repas

Quand André Lebot se voit proposer en 2006, le poste vacant de Directeur, rendu disponible par le départ en retraite de son prédécesseur, il obtient satisfaction aux trois conditions qu’il pose à sa prise de fonction : le recrutement d’un travailleur social, l’accès gratuit au téléphone pour les usagers et la mise à disposition d’internet. L’idée s’impose alors à tous : la vocation du restaurant est de répondre aux besoins primaires. Organisant une enquête comportant une trentaine de propositions que les usagers doivent classer par priorité, il constate que ce n’est pas tant se nourrir ou se mettre au chaud l’hiver qui emportent l’adhésion, mais la réduction de la fracture numérique ! André Lebot se forge alors une conviction : c’est à la disqualification qu’il va chercher à s’attaquer d’abord, le service des repas devenant un outil, un support, un moyen pour atteindre cet objectif. La logique de guichet utilisé par le travail social en général et le secteur de l’insertion s’occupant du suivi des plus précaires en particulier rend difficile le travail du lien social : rencontrer une personne en situation d’exclusion, lors de rendez-vous hebdomadaire ou bimensuel ne privilégie pas le rétablissement de l’estime de soi pour des usagers isolés en panne de sens à donner à leur vie. Les côtoyer au quotidien constitue une formidable opportunité de médiation. C’est ce que font déjà les CHRS. Mais là, il s’agit bien d’agir en direction de toute une population, qu’elle vive à la rue, en logement autonome ou dans des accueils de nuit, en lui proposant d’accéder non pas à une sous culture de pauvre, mais au droit commun, celui dont bénéficie n’importe quel citoyen non stigmatisé par sa situation d’exclusion. C’est à une véritable explosion d’initiatives à laquelle on assiste, les mois et années suivantes dans ce restaurant municipal, un foisonnement d’actions qui émergent, une formidable créativité qui se manifeste.

Le bien-être

Qu’on en juge plutôt. Ce qui s’élabore alors peut être regroupé dans trois grandes familles. C’est d’abord le bien-être et la prévention en matière de santé qui s’impose. Mais, c’est aussi l’expression de soi et l’accès à la citoyenneté qui devient source du rétablissement de la dignité. Enfin, se concrétise une médiation culturelle particulièrement innovante. Mais, commençons par cette quête d’un état de bien-être physique et psychique. Se sentir en accord avec son esprit et son corps ou rechercher cette plénitude est essentiel pour tout un chacun. Pourquoi le serait-il moins au prétexte qu’on vit dans la précarité ? Toute une série d’ateliers vont être proposés au sein même du restaurant Pierre Landais, tant à l’initiative d’usagers ayant quelque compétence en la matière que d’intervenants extérieurs. L’un permet d’initier à la technique japonaise de soins énergétique du Reïki. L’autre présente la méthode Feldenkrais amenant ses pratiquants à prendre conscience de leur mouvement dans l’espace. La Fédération sport pour tous anime des séances de sport collectif, des sorties VTT ou canoë, des séances de piscine, offre une licence sportive pour deux euros aux usagers désireux de pratiquer régulièrement une discipline et assure la médiation pour l’inscription dans un club. L’atelier « alimentaire ! Mon cher Watson », mené par une diététicienne, explique comment équilibrer ses repas. Innovation récente et originale : six semaines de séances alliant la pratique d’un sport et la gestion de l’alimentation qui s’ensuit. Des groupes de parole proposés par une psychologue, la démarche collective étant relayée par la possibilité d’entretiens individuels. Le salon de coiffure intégré toutes les semaines dans les locaux, s’attire à chaque fois un grand succès. Un atelier dépannage couture alterne avec un autre atelier « troc bien-être ». Mais, le plus improbable est sans doute cet opticien, quittant régulièrement son magasin en ville, se déplaçant avec son personnel et son matériel pour confectionner des lunettes de vue à des personnes qui n’auraient jamais les moyens de s’en procurer : en huit ans, neuf cent paires auront ainsi été attribuées.

Pouvoir s’exprimer

Pouvoir agir comme n’importe qui, sans se sentir enfermé dans image dégradante, cela commence par avoir accès aux mêmes loisirs. La création d’un cyber espace en est la première illustration. Non seulement, le restaurant est équipé de deux postes informatiques à libre disposition, mais il dispose d’une wifi disposant de quarante neuf connections possibles. Quatre vingt dix usagers ont ainsi pu se créer leur adresse courriel, qu’ils peuvent consulter à volonté, l’un d’entre eux ayant conçu une cyber lettre hebdomadaire répertoriant tous les bons plans adressée à chacun. Deux ateliers respectivement musicaux et d’art plastique ont permis la pratique d’un instrument, du dessin ou de la peinture. L’année 2013 a été celle du cinéma : un réalisateur séjournant dix huit mois au sein du restaurant, pour produire avec les usagers un documentaire « Du cœur au ventre ». L’année 2014 a été dédiée à un spectacle (« Pourquoi pas ») monté par l’association « corps pluriel », regroupant les clients du restaurant, joué avec succès devant quatre cent spectateurs. L’année 2015 sera celle du prix du polar du restaurant Pierre Landais. Pascal Dessaint, auteur de plus d’une vingtaine de romans noirs, avait déjà distribué plusieurs de ses livres aux usagers, revenant deux mois plus tard, pour échanger avec eux. Cette fois-ci, il s’agit de choisir parmi les six polars concourrant au festival « Mauve en noir »et d’attribuer un prix littéraire « Pierre Landais » pour l’édition 2015. Cette initiative relaie les ateliers d’écriture sonore, ainsi que l’atelier d’écriture d’un roman noir se déroulant sur l’île de Nantes proposés les années passées. Enfin, tous les vendredi après-midi, a lieu une séance de ciné club, animé par l’association « la sagesse de l’image » qui est suivi d’un débat ouvert au public extérieur.

Accéder à la culture

Comme si cela ne suffisait pas, André Lebot a aussi conçu un autre projet tout aussi astucieux que les précédents : ouvrir au monde de la culture. Il centralise les offres qui lui sont faites tant par les organisateurs de salon (Utopiales, Natura, Tissé Métisse …), que de salles de spectacle de l’agglomération nantaise (Le grand T, Pannonica, l’ARC, l’ONYX), de manifestation musicale (comme la Folle journée) ou de cinéma (Festival des trois continents). Il sollicite aussi les associations, comme « Sorties solidaires » qui récoltent les dons des abonnés aux programmes culturels permettant de financer des billets aux plus démunis. Ils distribuent ensuite ces places au public de son restaurant. En 2014, 1.178 places ont ainsi été fournies. « Ce n’est pas de la sous-culture pour des pauvres qui est proposée : l’opéra, l’Orchestre national des Pays de Loire, le spectacle vivant comme les musiques actuelles côtoyant la musique bretonne ou un spectacle de l’Irish Celtic » explique-t-il. Et d’évoquer ce souvenir qui l’a beaucoup marqué : voulant préparer un usager ayant choisi un opéra de Wagner, il se vit répondre « je l’ai déjà vu deux fois, dont une au festival de Bayreuth ». Chacun peut se rendre au spectacle de son choix seul ou accompagné si cette immersion lui fait un peu peur. On ne peut qu’être surpris, déstabilisé et enthousiasmé par la brillante réussite de ce restaurant hors du commun. André Lebot justifie ce succès : il ne lutte pas contre l’exclusion, mais contre les dommages collatéraux, en privilégiant la place d’acteur et de co-constructeur de l’usager dans sa propre requalification. Restaurer ce rapport à la culture, c’est réparer l’estime de soi. Aidé de trois travailleurs sociaux et de ce que la chercheuse universitaire Caroline Urbain décrit comme une véritable hybridation autour de son établissement, il livre 23.500 plateaux repas chaque année et propose des activités fréquentées chaque jour par une personne sur trois. La source de l’innovation n’est pas pour autant épuisée : les derniers projets en gestation concernent un lopin de terre à cultiver et l’élaboration de courts séjours de vacances pour pouvoir aussi faire un break avec la précarité.

Contact : 02.40.47.12.61 / Andre.LEBOT@mairie-nantes.fr


Quel financement ?
Le lecteur attentif se sera sans doute posé la question d’une particulière générosité de la ville de Nantes, quant au financement d’un programme aussi riche et diversifié. André Lebot répond, un peu provoquant, que cela ne lui coûte quasiment rien. Son secret ? Faire intervenir un important réseau d’associations qui proposent leur activité bénévolement. Illustration de cette habileté à faire participer les bonnes volontés, l’un de ses premiers coups de maître lui a permis de convaincre quelques artistes locaux à venir échanger avec les usagers du restaurant. Un projet émerge : organiser une exposition qui mêlerait des tableaux peints par des personnes dans la norme et d’autres dans la précarité, sans qu’aucune œuvre ne soit signée. Un galeriste de Nantes accepta d’exposer quarante cinq tableaux. Plusieurs furent achetés, sans que leur acquéreur ne sache jamais que leur auteur mangeait, chaque midi, à Pierre Landais ! Coût de l’opération : 300 euros de toiles, de peinture et de pinceaux… 


Restaurant municipal d’hier et d’aujourd’hui
Les restaurants municipaux sont une curiosité propre à la Bretagne : « popotte », « soupes populaires », « fourneaux municipaux » ont ouvert, au début des années 1920, pour répondre à la misère endémique. L’hécatombe de la guerre 1914-1918, la crise de 1929, l’occupation, les vagues d’immigration de réfugiés espagnols puis du nord de la France ont rendu nécessaire la création de lieux évitant que les plus pauvres ne meurent de faim. Le restaurant Pierre Landais sera le dernier des douze établissements à être ouvert par la municipalité. Il sera le seul à subsister, après que les trente glorieuses aient notablement rehaussé le niveau de vie de la population. L’exclusion est alors marginale, les nantais se souviennent d’Ulysse, ce célèbre clochard de la place Royale, dont la légende veut qu’il ait possédé une propriété viticole lui permettant d’arborer des bouteilles de vins à son effigie. Avec la crise, la nouvelle pauvreté émerge, incluant des personnes pourtant qualifiées et expérimentées à qui le marché du travail n’offre plus d’emploi. Le restaurant Pierre landais reprend du service, passant en 1980 sous la gestion du CCAS.

 

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1160 ■ 02/04/2015