L'ISEMA

 

Réussir là où tant échouent ? La systémie face aux incasables

L’action sociale a surtout accumulé des échecs face à ces adolescents qui défient tous les dispositifs traditionnels. L’ISEMA démontre que l’approche interactionnelle et stratégique est une solution possible.
 
Des structures d’accueil pour adolescents en grande difficulté, il en existe déjà. Certaines réussissent, là où d’autres échouent. S’il est intéressant de diagnostiquer les échecs des uns, il l’est tout autant pour ce qui est du succès des autres. L’ISEMA (Institut Socio-Educatif Médicalisé pour Adolescent) situé à Illiers Combray en Eure et Loir, a connu les deux situations. Rien dans son dispositif ne laisse pourtant apparaître une faille spécifique ou un avantage particulier. Un établissement de douze places, pour adolescent(e)s de 12 à 18 ans, articulant un pôle éducatif, de soin, d’insertion scolaire et professionnelle, de sport et d’activité ? Classique. Une pluridisciplinarité d’intervenants dédiés à l’éducatif, au thérapeutique ou à la formation ? Rien d’original.

Chuter et se relever

L’établissement qui ouvre le 1er avril 2009, connaît très vite une crise majeure. Les quatre premiers adolescents accueillis mettent tout sens dessus dessous. L’équipe a pourtant innové, en proposant notamment des « petits déjeuners thérapeutiques » : une belle table recouverte de viennoiseries, dans une ambiance de musique classique, avec de belles phrases poétiques affichées au mur. Le petit déjeuner ne tarde pas à venir s’étaler sur les murs. Les uns après les autres, les professionnels se mettent en arrêt de travail ou démissionnent. Un mois après son ouverture l’ISEMA risque d’être déjà de fermer. Gilles Pain, alors chargé de mission évaluation à l’ADSEA d’Eure et loir, est sollicité pour en reprendre la direction. Il relève le défi de ce qui semble mission impossible. Ayant surtout travaillé auprès d’adultes porteurs de différences physiques et/ou mentales, il compense sa méconnaissance des incasables par un atout majeur : il a acquis une solide formation de l’approche de l’école de PALO ALTO. Dès son arrivée le 25 mai 2009, il inscrit dans l’ISEMA ce changement de regard sur les relations humaines, obtenant des autorités de tutelles le transfert des crédits dédiés à un demi-poste de psychomotricien et un demi poste de psychologue, à la formation de l’ensemble de son personnel. Cette démarche commune va structurer la cohérence de l’équipe.

Les conditions d’admission

La commission d’admission composée de représentants de la PJJ, de l’ASE et de l’ARS auxquels s’adjoignent le directeur et le psychiatre de l’établissement n’attend pas des dossiers de candidature une description de l’histoire du jeune et de sa famille. Elle s’intéresse surtout à l’identification à la fois de la genèse de la demande (ce qui pose problème, comment cela pose problème, pourquoi cela pose problème aujourd’hui …) et des attentes en ce qui concerne le changement chez le jeune. On est dans « l’ici et le maintenant »: essayer de repérer ce qui bloque dans la relation et ce qui empêche son évolution. Originalité, chacun est considéré comme partie prenante potentiel de ce blocage : le jeune bien sûr, sa famille bien entendu, mais les professionnels qui les accompagnent, tout autant. Il ne s’agit pas d’une recherche de coupables, mais d’un diagnostic interactionnel portant sur l’état de la communication entre les différentes parties en difficulté et leur milieu. Quand l’admission est décidée, Gilles Pain reçoit le mineur, ses parents et son éducateur. « Le but de cette rencontre est d’identifier des axes de progrès : quels objectifs, aussi minimes soient-ils, peut-on se donner ensemble pour permettre à l’adolescent(e) de montrer sa capacité de changement » explique-t-il. Ce moment est crucial, car il va déterminer la suite de la prise en charge, les propositions formulées faisant l’objet de bilans intermédiaires, tout au long du séjour. La durée moyenne de séjour est de dix sept mois. Il n’y a donc pas de temps à perdre. Pourtant, le choix a été fait d’aller au rythme du jeune et non à celui des adultes.

Déroulement du séjour

Il n’est pas exceptionnel qu’un jeune refuse de se lever ou de participer aux activités, restant tard dans son lit, avec sa Gameboy entre les mains le reste de la journée. Le sang de tout éducateur normalement constitué ne fait qu’un tour : comment tolérer une telle oisiveté ne pouvant que renforcer l’adolescent dans sa toute puissance ? « Pourquoi un jeune devrait-il se lever à 7h00 du matin, s’il n’a rien à faire de sa journée ? » réplique Alain Guinebert, coordinateur de l’insertion sociale et professionnelle. L’approche interactionnelle et stratégique propose des réponses étonnantes … qui fonctionnent. Plutôt que de chercher de « fausses solutions » qui ne font pas sens chez le jeune, on lui oppose des « injonctions paradoxales » qui semblent le conforter dans son choix. Un ado refuse d’enlever son manteau, au moment de passer à table ? Le professionnel peut aller au conflit … ou se présenter lui-même avec son vêtement et son bonnet sur la tête. Un ado passe son temps à pianoter sur son portable, tout en mangeant ? L’adulte peut protester … ou faire de même. Cela peut encourager les autres à en faire autant, pensera-t-on. Étonnamment, les remarques normatives fusent. Mais, ce sont les jeunes qui les formulent ! Car, les règles sociales, ils les connaissent par cœur. Un ado refuse de participer aux activités proposées ? Plus on le contraint, plus on provoque sa résistance. On tolère son désœuvrement. Il se retrouve très vite isolé, au milieu d’autres jeunes tous très actifs, participant aux ateliers et allant en stage à l’extérieur. Il finit par demander de lui-même à s’occuper. « Ce n’est pas du laxisme, mais un laisser faire contrôlé », conclue Alain Guinebert. Ce qui fonde cette approche, c’est la confiance dans la capacité des individus à se réguler et à progresser.

La place des cadres

Travailler avec des jeunes très déstructurés est forcément déstabilisant. Sylvie Carcel, chef de service clinique, est garante de la cohérence des actions menées auprès de chaque jeune par l’équipe. Des transmissions ont lieu cinq fois par jour, afin de se réajuster en permanence, en fonction de l’ambiance du groupe et de ce que vit chaque jeune. Ces fréquentes rencontres, qui peuvent être très courtes, cherchent avant tout à dénouer ce qui se joue, tout au long de la journée, au niveau relationnel dans les contacts entre professionnels et adolescents. Cette triangulation aide grandement à prévenir les effets pervers des face à face isolés et du fonctionnement en miroir des adultes et des jeunes. La ligne de conduite est claire. « Tenir une position haute sur le cadre à respecter : il n’est pas question de transiger sur la règle ou la loi. Mais, adopter une position basse dans la relation permettant de tenir ce cadre : éviter d’entrer dans une l’escalade symétrique qu’induit tout rapport de pouvoir ». Dominique Borde, chef de service éducatif est tout aussi présent dans le soutien aux professionnels de première ligne. C’est bien dans une dynamique d’anticipation qu’il conçoit le travail éducatif auprès de cette population : « agir, plutôt que réagir, en décodant et en sachant faire suffisamment tôt face aux manifestations de leur malaise et de leur souffrance ». Ces jeunes habitués aux passages à l’acte sont souvent décontenancés, par le souci principal des intervenants de travailler avant tout sur la communication. Aller dans leur sens et ne pas automatiquement s’affronter à eux permet souvent de solutionner les problèmes au lieu de les aggraver. Il en va ainsi des fugues qui font souvent l’objet de négociation et d’aménagement, plutôt que de menaces et de sanctions, leur sécurité étant privilégie par rapport à leur transgression.

Et le soin ?

Diplômée en psychopathologie clinique, Fanny Galan ne s’est pas tout de suite convertie à une approche aux antipodes de l’orthodoxie psychanalytique. Elle a finalement fait le choix d’une méthode qu’elle trouve particulièrement efficiente : « l’important n’est pas tant de savoir pourquoi on est tombé dans un trou, mais comment on fait pour en sortir » explique-t-elle. « Focaliser sur le problème de la personne nous empêche de comprendre que nous faisons aussi partie du problème en tant qu’intervenant », continue-t-elle en décrivant l’utilisation d’une caméra pendant l’entretien initial d’admission permettant une supervision immédiate et différée. La démarche de soin consiste dès lors à définir concrètement le problème et à identifier qui peut constituer le principal levier de changement : le jeune, ses parents, le professionnel ? Puis, vient l’élaboration d’objectifs à atteindre avec l’un ou l’autre. La famille est sollicitée. Mais, si elle ne se rend pas disponible, la question est bien de savoir comment faire sans elle. Le cheminement est simple à formuler, mais complexe à mettre en œuvre : quel problème fait souffrir ? Qu’est-ce qui a déjà été mis en œuvre pour le résoudre mais qui n’a pas apporté de solution? Qui est prêt à essayer autrement ? Travailler au changement de niveau logique, en évitant de s’épuiser dans des tentatives de solution qui se réduisent finalement à faire toujours plus de la même chose, nécessite bien cette formation à la stratégie relationnelle qui est proposée à tout le personnel. Ce qui a fait l’objet de nombreuses validations à l’étranger n’en est qu’à ses balbutiements en France. La brillante réussite de l’ISEMA devrait pouvoir contribuer à essaimer ce type d’expérimentation.

Contact : Tel. : 02 37 23 86 35
Site : http://www.adsea28.org/adsea/isema.php /
Courriel : isema@adsea28.org


De l’appel à projet à l’évaluation
L’ISEMA a été conçu en réponse à un appel à projet lancé conjointement par le Conseil général, la Protection judiciaire de la jeunesse et l’Agence régionale de santé. La commande était l’accueil des mineurs les plus difficiles et violents qui mettaient en échec, de manière répétée, les tentatives de prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance, la justice ou la psychiatrie. Le projet de l’Association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adulte de l’Eure et Loir fut retenu. La démarche se voulant expérimentale, le choix de l’approche interactionnelle et stratégique est rapidement validé : « puisque tout a été essayé jusque-là de ce que l’on connaît, pourquoi ne pas essayer autre chose… » avait argumenté le comité de pilotage. Fin mars 2014, après cinq années d’expérimentation, une soixantaine de jeunes ont été accueillis. Les audits, études, évaluations réalisés par les autorités de tutelles « sont unanimes pour reconnaître la pertinence du dispositif (…) : l’ISEMA a permis une stabilisation et mis en évidence des modifications profondes de la dynamique du public accueilli, y compris celui qui a connu la détention ».


Le modèle théorique à l’oeuvre
La psychanalyse recherche les causes initiales, profondes et inconscientes à l’origine des troubles présents. Le comportementalisme se focalise sur les symptômes manifestés par le sujet, en tentant de modifier ses comportements. Changement de cadre épistémologique avec l’approche interactionnelle et stratégique développée par le Mental Research Institute de Palo Alto, en Californie, qui se fixe pour objectif non de travailler sur les personnes mais sur les processus relationnels. Ce modèle d’intervention, non normatif et non pathologisant, que l’on désigne souvent aussi par la « thérapie brève systémique et stratégique » se propose de provoquer des modifications profondes et durables. Il utilise, à cet effet, des solutions pragmatiques et rapides sous la forme de procédures de communication orientées vers la résolution des problèmes destinées à soulager des difficultés personnelles, relationnelles et familiales clairement définies.

 

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1158 ■ 05/03/2015