Prévention spécialisée - Ragon (44)

La prévention spécialisée en acte : l’exemple du quartier du Ragon

Elle agit d’une façon très souvent discrète et le résultat de son action n’est pas toujours quantifiable. Et pourtant, la prévention spécialisée joue un rôle essentiel dans la préservation et le développement du lien social. Reportage.

Nous sommes en début de l’année 2004, dans l’agglomération nantaise et plus particulièrement dans sa banlieue sud, à Rezé. L’association Fernand Deligny, implantée depuis décembre 2004 et qui travaille déjà en prévention spécialisée sur 10 quartiers est saisie par la mairie et le Conseil général de Loire Atlantique, pour intervenir sur un nouveau secteur géographique : le quartier de Ragon. Une étude diagnostique est menée pendant plusieurs mois par trois éducateurs spécialisés pour tenter de dresser un état des lieux et comprendre les besoins qui émergent ainsi que les axes de travail à privilégier. Le quartier est situé à la sortie de la ville, à un carrefour qui fut longtemps la seule voie de communication vers la Vendée. Pendant des décennies s’y sont retrouvés des commerçants et des vendeurs itinérants, des foires et des fêtes foraines. Le lieu est marqué par l’histoire et la tradition.
 
 

Une ville en mutation

Le quartier de Ragon, c’est d’abord un vaste secteur d’habitations très champêtres peuplé de beaucoup de personnes âgées. Mais, c’est aussi le lieu d’implantation d’une forte communauté de gens du voyage dont les enfants représentent 28% des élèves de l’école primaire cette année. Cette population n’a rien d’une entité homogène : on y retrouve tant des sédentarisés que des itinérants, des personnes qui travaillent, que d’autres restées captives de leur précarité. La stigmatisation et l’ostracisme qui frappent trop souvent cette communauté n’en sont pas moins fortes qu’ailleurs. La peur des « voleurs de poules » est encore vivace. Jouxtant cet espace à l’identité très rurale, un quartier d’habitat social très marginalisé, véritable lieu de relégation, comme il en existe tant d’autres. Les conflits entre voisins s’y multiplient, sur fond d’alcoolisme récurrent. Il n’est pas rare de retrouver un millier de canetes de bière vides rangées méticuleusement contre un mur à l’issue d’un week-end bien arrosé. Certains habitants ont adopté des chiens d’attaque pour se défendre : la réputation de « petit Chicago » est sans doute usurpée. Mais la représentation veut que la police n’y entre pas : bienvenue au Genetais ! Pourtant, ce tableau de Ragon est en train de changer. L’agglomération s’étend. Après avoir enflé à l’est et à l’ouest, l’urbanisation gagne la périphérie sud. Aux petits hameaux éparpillés ont succédé des lotissements en construction, destinés à accueillir leur lot de populations issues des couches moyennes. Le statu quo, qui jusque là, a toujours pu être préservé entre les différentes communautés est menacé par cette densification. Le choix intelligent qui a été fait par la mairie est de prévenir cette dégradation plutôt que de la subir.
 
 

L’équipe en action

L’équipe de prévention qui arrive est donc attendue. Tant par les partenaires associatifs, que par l’école ou les services municipaux. La population de son côté est, elle aussi, en attente d’un changement. Cette configuration assez exceptionnelle constitue un terrain particulièrement favorable. Il eût été tentant d’intervenir, en adoptant l’attitude de ceux qui savent. Ce ne fut pas le choix de l’équipe. Régis Sécher, chef de service éducatif, explique l’état d’esprit dans lequel le travail s’est engagé : « le posture adoptée a été marquée par l’humilité. Nous ne voulions pas apparaître comme des experts, ni comme des spécialistes qui allaient faire à la place des gens. » Les éducateurs de rue vont pénétrer progressivement dans le quartier. Ils commencent par identifier la hiérarchie qui structure ses relations et s’y plie. Quand ils vont à la rencontre de quelqu’un, c’est en se faisant recommander : comme dans un village africain où l’on commence par aller saluer l’autorité reconnue par l’ensemble de la population. Inlassablement ils sillonnent à pied le quartier. Ils arpentent les rues et les carrefours. Jour après jour, ils parcourent des kilomètres. Leur déambulation discrète sur un itinéraire à l’habitat éparpillé risquait-elle de passer inaperçue ? Justement parce qu’elle était régulière et répétitive, elle leur permit de faire partie du paysage. Leurs silhouettes et leur passage ont fini par devenir familiers aux habitants. Petit à petit, sans rien forcer, ils sont entrés en contact. « Vous êtes encore en train de vous promener » leur faisait-on souvent la remarque. Derrière l’ironie apparente, il y avait la validation de leur immersion. Leur objectif était double : être vu et affiner leur approche du quartier. Au bout de six mois, leur persévérance finit par payer.
 
 

L’association Cassiopée

En traversant le Génetais, ils font la connaissance d’un retraité bouliste à l’occasion, Pierre Talon. De l’échange, sort un projet : organiser un tournoi de pétanque. Le bouche à oreille fonctionnant, une vingtaine de personnes sont présentes le jour convenu. Le jeu va durer jusqu’à la tombée du jour. De jeunes adultes, accompagnés de leur chien en laisse, observent de loin, puis s’approchent : l’occasion d’entrer en relation. Nos éducateurs vont à leur rencontre. De la discussion ressort le souci des grands frères de voir les petits ne pas tomber dans la même galère qu’eux. La pompe venait de s‘amorcer. D’autres tournois vont être organisés. Les habitants sont en train sans l’avoir anticipé, de se construire en collectif. Petit à petit, l’intérêt du quartier et de ses habitants va supplanter les disputes individuelles : les adultes apprennent à se parler entre eux, les enfants à dialoguer avec les adultes et à partager des moments ensemble. Emergent des questionnements sur les conditions de vie, sur les relations intergénérationnelles, sur le rapport au travail, à l’école etc… Les habitants obtiennent d’être associés à la réfection du quartier. Les graffitis se font plus rares, la casse régresse. Ils demandent l’implantation de jeux de plein air, de bancs, d’un éclairage public, d’un terrain de pétanque. Sceptiques au départ face à une municipalité qu’ils ne pensaient pas capable de réagir à leur demande, ils n’ont pourtant pas hésité à interpeller le Maire. Les élus ont joué leur rôle et ont fait en sorte qu’un certain nombre de projets puissent trouver une réalisation dans des délais raisonnables. « A présent, on intervient auprès du bailleur, quand il y a menace d’expulsion et on contacte les éducateurs, pour leur indiquer un problème dans une famille » explique Pierre Talon qui a pris une place centrale dans une action collective constituée en association au mois de septembre sous le beau nom de Cassiopée.
 
 

Du côté de l’école

Le travail de fond engagé par l’équipe ne s’en est pas arrêté là. Elle a été amenée à intervenir à l’école primaire, lieu s’il en est de brassage où tout le monde se croise. Pourtant, au moment de la sortie des classes, sur le parking, chacun se gare en fonction de places qui semblent réservée à chaque communauté. Personne ne se regarde, ni se salue. Un jour, la tension monte. Des gamins qui s’insultent dans la cour et qui se battent. Des parents qui s’en mêlent. En accord avec Laurence Badin, la Directrice qui a joué un rôle essentiel, un petit groupe « co-éducation » se constitue suite à un débat avec les éducateurs au conseil d’école. Il est composé d’enseignants, des éducateurs de l’équipe, des représentants des fédérations des parents d’élèves et surtout de parents présents à titre individuel issus de toutes les communautés. Il se réunit trois à quatre fois par trimestre et cherche à désamorcer les malaises et les conflits des adultes qui rejaillissent sur les enfants. Progressivement, les questions sur la violence vont s’estomper, mais le groupe continue à vivre. Le travail mené tout au long des mois a permis à une vraie convivialité de s’instaurer. Personne n’a envie d’arrêter. Les actions engagées antérieurement conjuguées à celle du groupe co-éducation ont fait sentir leurs effets notamment dans la communauté du voyage. « Leurs enfants se sont mis à être de plus en plus présents lors des sorties ou à la piscine. Auparavant, les parents n’avaient pas confiance en nous » explique Laurence Badin. L’idée effleurée un moment par la municipalité de construire une autre école pour accueillir les nouvelles familles arrivantes a été très vite abandonnée, tant un tel projet aurait signifié renoncer à la mixité sociale au profit d’une ségrégation en fonction du milieu d’origine.
 
 

Mieux se connaître…

Maxime Toquard, grands père de 22 petits enfants, un vrai sage issu du monde des voyageurs et actif participant au groupe de l’école, raconte. « Les gens du voyage souffrent d’une mauvaise image depuis des centaines d’années. Quand j’étais enfant, lorsqu’on se présentait chez les gens pour leur proposer nos services comme rémouleurs, ils nous donnaient leurs couteaux et leurs ciseaux. Aujourd’hui, ils appellent la police. Il faut que les sédentaires comprennent que nous aussi, nous avons un cœur. » Des mois de dialogue ont permis d’apprendre à se connaître et à se respecter et ont fait tomber les méfiances réciproques. Une dame dans le groupe explique que son fils a peur des « gitans ». Maxime Toquard l’invite à venir jouer avec ses petits enfants. Les soirées pyjama, les anniversaires commencent à brasser les enfants des différentes communautés. Sur le parking de l’école, les sourires s’échangent entre les parents, les mains se serrent. Mais jusqu’où va cette tolérance affichée avec tant de sérénité ? Il fallait provoquer un peu la famille Toquard, pour la tester. Et les mariages mixtes ? « Où est le problème du moment que les gens s’aiment », répondra immédiatement Andréa une des quatre filles de la maison, elle-même mère de trois enfants. Poussant encore plus loin le bouchon, évoquant la supposé hostilité entre les deux communautés, la « question qui tue » fut posée : auriez-vous la même attitude de fraternité sur le parking de l’école à l’égard de parents roms ? « On les accepterait pareil » réagit aussitôt Esther Toquard, la femme de Maxime.
 
 

… pour mieux se respecter

Le 3 mars 2007, Frédéric Jésu (1) invité par le groupe vient parler de la co-éducation. Cent personnes se pressent pour venir écouter le conférencier. Et puis vient le 9 juin. La traditionnelle fête des écoles qui ne regroupe jamais plus de quarante personnes, cette année-là en réunit deux cents. C’est Esther Toquard qui a lancé l’idée de préparer une « braise » : un barbecue géant. Franc succès que ce repas partagé en commun qui se termine par de la musique et des danses. Brassage communautaire inimaginable quelques mois auparavant, quand chacun se regardait de travers. Une vraie dynamique a été lancée. Et elle n’est pas prête de s’arrêter. Le 12 octobre dernier, un pot d’accueil est organisé dans la cour de l’école, pour les familles qui viennent d’arriver dans le quartier. Le 14 décembre, appel a été lancé à une veillée conte. Plutôt que de demander à une personne extérieure de venir animer ce moment de convivialité, le choix a été fait de solliciter les adultes des différentes communautés pour qu’ils viennent raconter les histoires et légendes de leur tradition. « On a pris beaucoup de temps en discussion, commente Maxime Toquard, on a attendu que le fer soit suffisamment chaud pour commencer à le forger. Mais il reste encore beaucoup de travail à faire. » Face à la mobilisation des habitants, il est important que les institutions ne restent pas inertes. A Rezé, c’est loin d’être le cas : la municipalité a adopté une politique de relogement des gens du voyage. Ainsi, après 37 ans d’hébergement sur un terrain, la famille Toquard, en autre, intègrera en 2008 sa propre maison, prenant ainsi sa place au milieu des autres lotissements en construction.
 
 

Facilitateurs

Dans le récit qui vient d’être fait, la place des éducateurs de rue apparaît peu. C’est sans compter sur la famille Toquard qui commença l’échange, en déclarant tout net : « sans Monique, Ronan et Jean-Claude, rien ne se serait passé » Protestations des deux éducateurs présents ce jour là. Rien n’y fit : « sans eux, on en serait encore au coup de poing » martela Françoise Toquard. Dur, dur pour l’humilité de nos deux protagonistes qui se trouvent pris en flagrant délit d’efficacité et de réussite. « C’est vrai que retisser le lien social est un travail de brodeuse. Mais, les habitants ont des compétences. Nous les avons abordés à partir de ce qu’ils savaient faire et non pas de leurs seules problématiques. Il nous a suffi de les accompagner dans la prise de conscience de leur potentiel » expliquait peu de temps auparavant Ronan Tanguy.  « Ce travail a été passionnant à mener. C’était vraiment une action de pionnier puisqu’on défrichait un terrain neuf. Nous avons découvert une grande puissance créative chez les habitants. C’est eux qui ont tout fait. Nous ne sommes que des facilitateurs » renchérira Jean-Claude Dogbo. Reste que le travail de fourmi accompli par ces deux éducateurs et leur collègue Monique Pillon a porté ses fruits. Leur investissement sur le terrain se rattache à la maïeutique socratique, cette technique consistant à accoucher un savoir caché en soi.
 
 

Un modèle de prévention ?

Le plus souvent, on ne peut mesurer les résultats de la prévention qu’à partir de ses effets en creux. On constate ainsi depuis quelques années qu’il y a moins de morts sur la route. Mais est-ce le résultat des campagnes de sensibilisation ou la crainte face aux mesures répressives ? Les effets potentiels de la prévention spécialisée ne sont pas forcément différents. On remarque qu’il y a moins de voitures vandalisées, qu’il n’y a pas eu cette année de magasins qui ont brûlé ou que le sentiment d’insécurité est moins fort. Est-ce du à l’intervention de l’équipe d’éducateurs de rue sur le quartier ou bien est-ce lié à une génération d’adolescents particulièrement turbulente qui en grandissant s’est assagie, en attendant que leurs cadets (là ou ailleurs) ne prennent le relais ? Il est toujours difficile de mesurer l’effet respectif des différents facteurs qui entrent en ligne de compte. C’est justement pourquoi l’expérience de l’équipe du Ragon qui vient d’être décrite est si intéressante. Elle n’est pas exemplaire dans le sens où il s’agirait d’un modèle reproductible en l’état. Elle est exemplaire, parce qu’elle a porté très haut l’idéal de la profession : redynamiser le lien social et donner aux acteurs une place d’acteur de leur vie. Bien sûr, l’acquis est fragile. Il dépend des fortes personnalités qui l’animent. Qu’elles viennent à se retirer et le travail accompli pourrait bien se déliter. Mais travailler sur les relations humaines, c’est devoir compter avec l’indicible, l’imprévu et le provisoire. C’est bien là la faiblesse de cette action, mais c’est aussi tout son intérêt : elle se construit avec tout ce que l’humain a de force et de vulnérabilité.
 
(1) auteur de « Co-éduquer. Pour une développement social durable », paru en 2004 chez Dunod
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°869 ■ 24/01/2008