Institut pour déficient visuel - Vertou (44)

Les Hauts Thébaudières

« Pourriez-vous m’indiquer où se trouve l’accueil ? » Perdu au milieu des bâtiments, je m’adresse à une préadolescente et son accompagnatrice qui croisent ma route. La jeune fille n’hésite pas un seul instant pour me répondre. Son visage porte les stigmates de la malvoyance. Me précédant dans le bâtiment dans lequel elle entre d’un bon pas, elle se guide avec sa cane et m’indique, après quelques mètres dans le couloir, l’itinéraire à suivre, en me désignant une porte au loin « vous allez tout droit et c’est ensuite à droite ». Je la remercie, étonné par tant de vélocité et de précision. Bienvenue à l’Institut Public pour déficient visuel des Hauts Thébaudières à Vertou près de Nantes. Cette première rencontre ne peut surprendre que le candide que je suis, plus ou moins persuadé que la malvoyance signifie perte totale de la vue. La réalité est bien plus complexe. La nuit totale ne concerne que 3,5% des malvoyants (voir encadré). Cette déficience va de la cécité complète jusqu’à des difficultés pour voir de près ou de loin, en passant par la seule distinction de silhouettes et l’incapacité à reconnaître un visage au-delà de quelques mètres. En outre, elle peut affecter la vision centrale, la vision périphérique ou les deux, perturber la perception des couleurs ou du relief. La perte de la vue peut être d'apparition brutale ou progressive. Les effets se répercutent tout d'abord dans les activités mettant en jeu la vision centrale : lecture, écriture, reconnaissance des détails… tout ce qui, en fait, va nécessiter l’utilisation de la vue. Mais cela vient aussi perturber les déplacements, surtout dans les environnements inconnus ou comportant des obstacles imprévus. Pour autant, le retentissement fonctionnel dans la vie de tous les jours est très variable d'une personne à l'autre : une personne totalement aveugle peut être bien plus autonome qu’une autre qui sera seulement malvoyante. Cette diversité a conduit un institut comme celui des Hauts Thébaudières à adapter au fil du temps ses modalité d’intervention.
 
 

De l’école pour aveugles …

La prise en charge de la déficience auditive et visuelle constitue l’une des premières actions éducatives spécialisées n’ayant jamais été dispensée en direction des enfants et des adolescents, très longtemps avant le handicap physique, mental ou l’inadaptation sociale. C’est, en effet, dès 1760 que l'abbé de L'Epée jeta les bases d’une éducation des infirmes sensoriels en ouvrant, à ses frais, une école destinée à accueillir et éduquer les enfants sourds et muets. Suivant son exemple, Valentin Haüy créait, en 1786 à Paris, une Institution pour enfants aveugles. Cet établissement enseignait non seulement la lecture à l'aide de livres appropriés, mais également l'écriture, le calcul, l’arithmétique, les langues, l'histoire, la géographie et la musique. Et pour arracher à la mendicité les plus démunis, il leur apprenait des petits métiers : le tricot, la brochure de livres, l’imprimerie, le rouet... C’est dans cette école qu’un adolescent de 16 ans, Louis Braille, mettra au point en 1824 la méthode alphabétique qui porte son nom, à destination des malvoyants. Cette école est devenue en 1791, par décret de l’assemblée constituante, l’Institut des jeunes aveugles. Elle existe toujours, ayant essaimé un peu partout en France et dans le monde. Pendant longtemps, les jeunes aveugles et les jeunes sourds ont cohabité dans les mêmes établissements. Aujourd’hui, c’est encore le cas dans 18 instituts mixtes, même si 87 instituts se consacrent exclusivement aux déficients auditifs et 33 instituts aux seuls déficients visuels. Sur Nantes, l’institut mixte de La Persagotière créé en 1873, s’est séparé en 1975 de la prise en charge des déficients visuels. Ces derniers ont alors intégré des locaux tout neufs, construits dans la commune du président d’alors de la commission des affaires sociales du Conseil général de Loire atlantique. Dans les deux premières décennies de son existence, l’Institut Public pour déficient visuel des Hauts Thébaudières fonctionne comme une école. Des enseignants assurent une scolarité adaptée et le pensionnat est encadré par des maîtres d’internat guère différents de ceux qui interviennent dans les autres lycées de l’Education nationale. Certes, une Section d’éducation avec handicap associé  (SEHA) accueillit dès le début une centaine d’enfants et d’adolescents lourdement déficients, pour qui l’apprentissage des connaissances ne pouvait suivre une progression normale. Mais, la centaine d’autres pensionnaires présents suivaient une scolarité adaptée certes (les classes ne dépassaient pas huit élèves), mais qui débouchaient sur une qualification professionnelle. La Section d’éducation et d’enseignement spécialisée (équivalent du primaire et du collège) était relayée par la Section de première formation professionnelle qui préparait des qualifications en cannage et paillage en ameublement, en vannerie, en rotin, en entretien de bâtiment et étude musicale. Au tournant des années 1990, l’institut changea de cap.  
 
 

… au service chargé de compenser la malvoyance

Progressivement, la formation scolaire qui était la raison d’être de l’institut va laisser la place à l’accompagnement social et à la compensation du handicap. « Pourquoi chercher à concurrencer l’Education nationale sur un terrain où elle est tout à fait  efficiente ? » explique Thierry Arnoux, responsable pédagogique « Il fallait nous recentrer sur notre cœur de métier. » C’est la création, en 1988, du service d’aide à l’acquisition de l’autonomie et à l’intégration scolaire (SAAAIS) qui va être l’un des déclencheurs de ce mouvement. Ce nouveau dispositif (qui correspond sous un autre sigle aux SESSAD intervenant à domicile dans le handicap mental) propose aux familles de scolariser leur enfant dans une école à proximité de leur résidence, les professionnels de l'Institut (enseignants, rééducateurs et éducateurs) se déplaçant à leur domicile, à l'école et dans les divers lieux de socialisation, pour assurer sur place le suivi et l’accompagnement. La démonstration était faite que les enfants et les jeunes atteints de déficience visuelle pouvaient fort bien être intégrés dans des établissements ordinaires. Autre facteur à l’origine de la mutation : « autrefois, on était dans une logique institutionnelle où ce qui comptait avant tout, c’était l’œuvre qui formait des musiciens pour les paroisses et des ouvriers rempailleurs pour fabriquer des chaises», explique Louis Rival, chef de service qui a vécu l’évolution des trente dernières années. Ce sont des ordres religieux qui structureront longtemps les instituts pour enfants atteints de déficience. Les Hauts Thébaudières ne faisant pas exception à la règle, cet établissement gardera un frère directeur jusqu’en 1981. L’évolution des pratiques que viendra formaliser la réforme des annexe XXIV (1989) fit basculer dans une autre logique, celle du service qui répond à des besoins diversifiés : apprendre à se déplacer et à utiliser des outils, à adapter son poste de travail, à vivre en famille … Dès lors, il ne s’adresse plus à des élèves qui ont surtout besoin d’acquérir un savoir, mais à des sujets avec qui l’on cherche à construire un projet de vie. Ce dont il est question, c’est bien d’un accompagnement et non d’une normalisation : donner des outils permettant aux personnes de se (re)construire leur vie, en vivant avec leur déficience qu’elle soit acquise ou de naissance. Cela peut aller d’un cheminement vers un foyer de vie excluant toute perspective de travail jusqu’à une intégration par l’acquisition d’une qualification adéquate au monde du travail, en passant par tous les stades intermédiaires du travail protégé.
 
 

S’adapter pour mieux répondre aux besoins

L’Institut Public pour déficient visuel des Hauts Thébaudières est sans doute l’un des rares services qui couvre tous les âges de la vie. Commençons par la petite enfance. Le  Service d'accompagnement familial et d'éducation précoce (SAFEP) propose un soutien aux familles, à destination des enfants de 0 à 3 ans. Il a pour ambition de répondre aux préoccupations des parents tant au moment de l’annonce du handicap, que pour favoriser son acceptation, mais aussi pour faciliter l’accomplissement des démarches nécessaires. Puis, viennent les dispositifs de formation adaptée : une classe d’intégration scolaire spécialisée (CLIS) pour des enfants de maternelle et de primaire, une section d’éducation et d’enseignement spécialisée (SEES) correspondant au collège et enfin une section de première formation professionnelle (SPFP) pour les 16-20 ans. Parallèlement, la section d’éducation avec handicap associé (SEAH), présente dès l’origine, continue à fonctionner, accueillant une cinquantaine d’usagers de 3 à 16 ans présentant en plus de la déficience visuelle d’autres difficultés invalidantes. « Nous ne recevons plus trop d’enfants en dessous de 6 ans, preuve sans doute qu’ils trouvent leur place en maternelle. C’est au CP que cela coince. Certains enfants sont en retard massif. Il leur faut énormément de temps pour acquérir les notions de base. Nous leur offrons la possibilité d’assimiler les pré-requis scolaires, en respectant leur rythme » témoigne Elisabeth Gravouille, chef de service. Et il est vrai que certains enfants en sont encore à sortir progressivement de leur état de prostration. Ils n’ont parfois pas accès à la parole. Leur système de communication ne s’est pas encore organisé en langage structuré. Il faut les apprivoiser petit à petit et leur permettre d’élaborer leur propre système de reconnaissance tactile, leurs propres repères dans l’espace. Les activités d’éveil proposées cherchent à obtenir une régulation de leurs comportements : être régulier, stable. Tous les niveaux sont donc représentés, depuis l’illettrisme jusqu’à un niveau déjà acquis de Cap ou BEP. Cette diversité a rendu nécessaire une individualisation des processus de formation et une personnalisation des parcours de chacun. Ainsi, l’acquisition d’une qualification est-elle conçue sur le modèle des ateliers pédagogiques personnalisés, un projet individualisé étant élaboré avec la personne, projet qui prévoit la fréquentation à un rythme et selon des modalités chaque fois différentes  de plusieurs ateliers : atelier de compensation et d’adaptation (braille, l’informatique compensé, l’expression manuelle et technique, l’accompagnement à la vie sociale, la remédiation cognitive), atelier de formation générale(acquisition ou entretien des connaissances acquises dans la scolarité), atelier d’insertion et de recherche de projet (recherche de projet assistée par un outil spécialisé, accompagnements individuels d’orientation, modules de techniques de recherche d’emploi ou de stage) ateliers techniques et pré professionnels (entretien des espaces verts, hygiène et maintenance des locaux, art floral et décoration, sous-traitance et conditionnement)  ou encore, ateliers de formation professionnelle qualifiante (CAP Cannage et Paillage en Ameublement). Autre dispositif que nous avons évoqué précédemment : le SAAAIS qui s’adresse aux 6-20 ans. Ce service participe à l'intégration scolaire et sociale en milieu ordinaire, en proposant une prise en charge globale du jeune handicapé visuel : suivi médical, paramédical, psychologique et social, suivi éducatif dans la recherche d'une autonomie maximale dans la vie quotidienne et les déplacements, suivi pédagogique (information, conseil et échange auprès des enseignants, adaptation et aménagement des outils scolaires, apprentissage des techniques palliatives, soutien pédagogique auprès de l'enfant ou de l’adolescent …). Ce service est passé de 40 places en 1989 à 90 en 2002. Il vient d’être agréé pour 105, en 2006.
 
 

Proposer une compensation sous toutes ses formes

Mais l’intervention de l’institut des Hauts Thébaudières ne s’en est pas arrêté là. Il s’est doté en 1995 d’un Centre de réadaptation professionnel qui accueille des adultes déficients visuels tardifs, atteints par la cécité partielle ou totale, du fait d’une maladie évolutive ou d’un accident du travail, et qui doivent changer de métier. La formation dure 18 mois et propose outre une rééducation fonctionnelle (apprentissage du braille, de l’informatique adaptée, aide au déplacement …), une formation qualifiante comme conseiller service client à distance, agent d’accueil et d’information, paillage et cannage de chaise. L’Institut propose encore aux salariés malvoyants demandeurs d’un complément de qualification des cycles de formation continue et aux employeurs une adaptation des postes de travail pour leurs employés (comme par exemple une commande vocale sur un poste informatique). Les progrès médicaux, s’ils ont permis de réduire progressivement la cécité à la naissance, ne diminuent pas les atteintes liées aux maladies et surtout au vieillissement de la population. Vivre une diminution progressive de la vue n’est pas chose facile : progressivement, vivre à son domicile, s’occuper de son intérieur, lire et faire son courrier, se déplacer et faire ses courses, prendre les transports en commun devient de plus en plus difficile. Pour répondre à ces conséquences angoissantes de la cécité, l’Institut des Hauts Thébaudières a conçu deux dispositifs. Le premier a été imaginé en collaboration avec des praticiens libéraux (ophtalmologistes, orthoptistes), des pharmaciens, des opticiens : c’est le « réseau de proximité basse vision » qui propose un accompagnement de l’ensemble des démarches qui s’avèrent nécessaires, au moment où la déficience . Une coordinatrice gère la situation en orientant, en fonction des besoins de la personne, vers le professionnel idoine : spécialiste médical ou paramédical, instructeur en activités de la vie journalière, instructeur en locomotion, psychologue … qui peuvent ainsi établir  un diagnostic partagé, faisant le point des difficultés et de leur implications dans la vie quotidienne.  Le second dispositif a été élaboré en collaboration avec le conseil général de Loire Atlantique. Il vient compléter le précédent en fournissant une aide à la vie quotidienne : déplacement, démonstration et essai d’aides techniques, découverte d’outils de communication, information et sensibilisation de la famille et de l’entourage au handicap visuel… Les particuliers ne sont pas les seuls à solliciter ce service. Associations, maisons de retraite, centre culturels, commerçants … font aussi appel à ses services pour adapter les exposition, les systèmes de signalisation, les accès aux mal voyants. La présentation de l’Institut des Hauts Thébaudières ne serait pas complète si on occultait son service d’adaptation des documents qui traduit en braille ou reproduit en gros caractères livres scolaires, formulaires, romans qui permettent de compenser la perte de vision. Chaque document agrandi est conçu individuellement à chaque personne, en fonction de la grosseur des caractères, de la police de caractère, de la couleur d’écriture qui lui conviendront le mieux. Le service reçoit de l’Education nationale chaque sujet d’examen, un mois avant l’épreuve, sa mission consistant à l’adapter au format ou le transcrire en braille afin que le candidat puisse concourir au même titre que n’importe quel voyant. Le service répond aussi aux sollicitations de particuliers qui leur adressent des documents que ce soit des personnes elle-même malvoyante ou des collectivités, des musées, voire même des commerçants  (restaurants voulant adapter leur menu et des vignerons leur étiquette de vin, des banquiers leur tenue de compte). Un travail de titan assuré par cinq professionnels et une relectrice pour le braille. Ici on ne parle pas de rentabilité mais de service public et du principe de compensation d’un handicap. Le centre de documentation de l’Institut a accumulé au cours des années 350 titres d’ouvrage en braille et 500 en gros caractère. Il possède en outre de nombreuses partitions en braille, héritage de la spécialisation en musique de l’établissement pendant de nombreuses années. Mais le plus étonnant est sans doute ces jeux en relief produit par les salariés de l’Institut qui se réunissent chaque année une semaine en juillet pour imaginer, concevoir et fabriquer ces objets très tactiles qui permettent aux enfants atteints de cécité de se plonger dans des activités ludiques au même titre que leur petits copains qui ont la chance de voir. Jean Briens, Directeur d’un Institut qui regroupe un personnel fort de 224 salariés encadrants 254 usagers est partie prenante de l’évolution et de l’innovation de son institution : « l’idéal ce serait d’externaliser au maximum nos services, pour permettre aux personnes atteinte de déficience visuelle de vivre dans la société ordinaire en bénéficiant pour ce faire des compensations que nous pourrions leur apporter. Malheureusement, il existera toujours un fossé qui sera difficile à combler totalement, concernant notamment celle et ceux dont le handicap est trop lourd pour envisager vraiment une intégration. »
 
 
 
Catégorie et prévalence, de la malvoyance
On estime, en France à 1.700.000 environ le nombre de déficients visuels, soit une prévalence totale atteignant 29 pour 1 000 habitants. Mais toutes ces personnes n'ont pas des déficiences même degré de sévérité ni les mêmes difficultés. On distingue quatre degrés de sévérité :
-   61 000 personnes (3,5 %) seraient aveugles c’est à dire privés de toute vision,
- 146.000 (8,5%) seraient malvoyants profonds, ayant une vision résiduelle limitée à la distinction de silhouettes,
-  932.000 personnes (55 %) seraient malvoyants moyens, avec une incapacité visuelle sévère en vision de loin (beaucoup de difficultés ou une incapacité totale à reconnaître un visage à quatre mètres) ou en vision de près (beaucoup de difficultés ou incapacité totale à lire, écrire ou dessiner).
- enfin, un peu plus 560 000 personnes (33 % des déficients visuels) seraient malvoyants légers.
La déficience visuelle est relativement stable avant l'âge de 50 ans (moins de 2 % de la population, tous degrés de sévérité confondus). Mais la prévalence augmente progressivement à partir de 60 ans et plus encore à partir de 80 ans : 20 % environ des personnes âgées de 85 à 89 ans et 38 % à partir de l'âge de 90 ans. Les déficients visuels sont majoritairement des personnes âgées : 61 % sont âgés de 60 ans ou plus et 39 % sont âgés de 75 ans ou plus.
 
 
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°790 ■ 23/03/2006