La délinquance est-elle soluble dans la mer ?

Les Centres éducatifs renforcés sont accusés de coûter trop cher tant par les adeptes d’une plus grande répression que par ceux qui leur reprochent d’assécher les crédits disponibles pour la prévention. Sillage embarquent depuis vingt ans sur chacun de ses deux bateaux des jeunes délinquants. Lien Social s’y est rendu pour comprendre ce qui s’y passe.

Youssef était impliqué dans un trafic de cannabis. Esteban a commis de nombreux cambriolages. Lassana est sous contrôle judiciaire, après s’être battu contre un autre jeune longtemps resté dans le coma. Quant à Mehdi, il est accusé de viol. Les quatre garçons, âgés de 15 à 17 ans se sont vus proposer un choix très clair : soit l’incarcération, soit l’embarquement sur Sillage. Certains mineurs préfèrent purger leur peine que de tenter l’aventure. Ces quatre-là ont accepté le défi de monter à bord. « Tous les jeunes, quels que soient leur parcours, leur origine, leurs infractions pénales, méritent qu’on s’occupe d’eux. Ils ne sont pas condamnés à rester dans la délinquance. Si l’on prend les moyens de les accompagner au mieux, il est possible de les aider à s’en sortir », affirme Jacques Lambert, le Président de l’association. Écartons d’emblée le fantasme d’une agréable croisière offerte à des délinquants, aux frais du contribuable. La vie sur ces bateaux n’est pas de tout repos, ne relevant ni du loisir, ni d’une partie de plaisir. La rudesse de la navigation (notamment en plein hiver), les contraintes de la mer (ce sont les horaires de marée, la météo et les durées de traversée qui imposent leur loi, pas les humains), mais aussi les exigences de la vie dans un espace confiné (14 mètres X 4 mètres pour quatre mineurs et deux adultes) : les conditions sont réunies pour confronter des jeunes sans repères et sans limites à un cadre à la fois suffisamment déstabilisant et restructurant pour leur permettre de progresser.

 

Quand le danger fait mûrir

A bord, la navigation impose de multiples manœuvres : hisser et abattre les voiles, les réduire ou les border, virer de bord, procéder à la prise ou au lâcher de ris, empanner, choquer une écoute, gréer, dégréer le spi, hisser la grand voile ou le génois, naviguer vent arrière, grand largue, de travers, prendre son quart, tenir son cap. Pour ce faire, l’équipier utilise des winchs, des nœuds marins, des drisse, des ris, des cordages, des bittes, des enrouleurs, les aussières, des haubans, des harnais etc… Autant de termes énigmatiques pour le lecteur non initié, comme pour le jeune embarquant pour la première fois sur un voilier. Sauf, qu’il ne s’agit pas là d’abstractions : chaque membre de l’équipage doit se familiariser rapidement avec ce vocabulaire et à son utilisation, quand il participe aux manœuvres qui permettent la navigation. Ce n’est plus « attends, je finis mon pet ! » ou « après avoir terminé ma partie ». C’est : « tout le monde sur le pont, chacun sait ce qu’il a à faire ». Toute erreur peut s’avérer potentiellement fatale, provoquant le vol plané d’un objet non amarré, le choc contre la bôme au moment où le bateau vire de bord, la chute d’un homme à la mer, une avarie, voire dans le pire des cas, le chavirement. La sécurité est assurée par la présence d’un skipper professionnel, aguerri, connaissant parfaitement les procédures à suivre, secondé par un éducateur spécialisé amariné. Reste cette poussée d’adrénaline quand le frêle esquif se trouve pris dans une houle provoquant des creux de trois mètres de haut, quand il prend une vague de plein fouet faisant gémir l’embarcation et inondant le pont de paquets de mer, quand il se confronte au changement brusque d’un vent produisant de violentes rafales. Les risques ne sont pas que théoriques. Ils obligent à une discipline et à un respect des règles qui conditionnent la survie. Et c’est justement les dangers induits par la légèreté, l’inconséquence et la distraction dans les comportements qui contribuent à faire progresser et évoluer des jeunes délinquants tant habitués à agir dans la toute puissance, dans le refus des contraintes et l’intolérance à la moindre frustration.

 

Une vie réglée et régulée

Parcourir 10.000 miles par an, c’est l’équivalent de ce que voguent les grands bateaux de course … le projet éducatif se fonde sur la socialisation qu’imposent ces navigations hauturières pouvant durer jusqu’à cinq jours. Bien sûr, les bateaux font régulièrement escale dans les différents ports de la côte atlantique entre le nord de la Grande Bretagne et le sud du Portugal. Cela permet d’avitailler le bateau (carburant, eau …), de faire les lessives, de se laver et d’assurer des courses alimentaires. Mais, pas seulement. Toucher terre, c’est aussi se rendre sur des spots : Portsmouth et son musée de la Royal Navy ; Bilbao et son célèbre stade de l’Atletico couplé à la visite du musée d’art moderne de Gougeinheim ; Morgat et sa randonnée de 20 km ; Gomora dans les Canaries et son stage de plongée permettant d’accéder au niveau 1 ; Pornichet où est passé le Brevet de sécurité routière. Chaque jeune est tenu de remplir un livret de bord où il consigne le déroulement de sa session à travers les étapes du parcours de navigation. A chaque passation d’équipe, il co-évalue avec son éducateur les compétences maritimes qu’il a acquises, commençant par le niveau « mousse » (phase d’initiation) jusqu’à « marin confirmé » (peut naviguer sans présence de l’adulte), en passant par « aspirant matelot », « matelot » « marin ». Mais, la co-évaluation porte aussi sur son degré d’intégration des règles de vie commune, sur son investissement dans le quotidien ou encore sur son rapport aux autres jeunes et aux adultes. Ce qui ainsi est mesuré c’est autant sa mobilisation face aux efforts, que son degré de restauration de l’estime de soi, sa capacité au vivre ensemble ou encore sa progression dans la sublimation de ses pulsions. Bien sûr, les jeunes sont parfois tentés de fuguer, se mettant en quête de ce shit dont ils ont pourtant été sevrés depuis leur arrivée ou posant des actes délictueux. Il arrive que l’équipe aille chercher un ou plusieurs d’entre eux, placés en garde à vue dans les locaux de la Gendarmerie française, de la Guardia civil espagnole ou de la Guarda Nacional portuguaise ou qu’elle fasse intervenir les forces de l’ordre sur le bateau. Les juges des enfants peuvent dans les cas les plus graves révoquer les sursis et incarcérer le fautif. Cela fait intégralement partie de la démarche éducative. Il serait illusoire et naïf de croire que des problématiques aussi lourdes puissent être résolues en quelques semaines.

 

L’efficacité à l’épreuve du quotidien

Autant dire que les professionnels sont soumis à dure épreuve, devant parfois gérer la crise d’un jeune toute la nuit (pendant que les autres dorment) et devant malgré tout assurer la journée qui suit. Evolution des moeurs, ce n’est pas tant la consommation de schit ou limitation du tabac qui sont le plus complexe à gérer. « Nous nous montrons très strict quant à l’utilisation des téléphones. Les jeunes qui embarquent sur Sillage, sont au même titre que tous ceux de leur génération, accros à leur smartphone. Ils communiquent avec leurs pairs et leur famille, peuvent surfer sur internet et être réactifs aux réseaux sociaux. Quand ils arrivent, nous leur confisquons leur appareil. Ils ne peuvent l’utiliser  que vingt minutes par semaine » explique Marc Labrune, Directeur de Sillage. L’accès à internet est possible, mais aménagé et contrôlé à partir d’un ordinateur portable mis à disposition à l’intérieur du carré. La Protection judiciaire de la jeunesse, l’organisme de tutelle des CER, exerce un contrôle financier strict du budget de Sillage. Certes, le coût pour le contribuable est élevé, le prix de journée moyen de ces dispositifs étant de 480 Euros. Au regard du personnel employé (un peu plus de onze équivalents temps plein pour huit mineurs), de la difficulté du travail engagé et des résultats escomptés (la persistance ultérieure de la délinquance représentant un coût bien supérieur), le jeu en vaut la chandelle. Mais, la PJJ est tout autant garant du projet éducatif. Le dernier audit réalisé a conclu à une pleine satisfaction quant à la prestation réalisée : 80 % des mineurs embarqués vont jusqu’au bout de leur session. Il arrive même que, certaines années, le taux de remplissage dépasse les 100 % ! L’explication est simple. Tenant compte des fugues possibles et probables, l’administration attend que soient effectivement réalisées 1.766 journées/enfants par an, chiffre inférieur à ce qui devrait se faire au regard des capacités d’accueil. La réactivité de l’équipe pour récupérer les jeunes en fuite ou leur remplacement tout aussi rapide, en cas de mainlevée de la mesure de placement par le magistrat, font que le nombre de journées effectuées dépassent parfois les 1.800. Le succès de l’association ne se dément pas au fil du temps, les candidatures en amont de chaque session étant le plus souvent de quatre à cinq fois supérieures au nombre de places disponibles. Au terme de leur séjour sur Sillage, que sont devenus Youssef, Esteban, Lassana et Mehdi, après leur session ? Trois d’entre eux ont réintégré leur famille ou un foyer et ont engagé une formation en apprentissage ou en lycée technique. Un seul a été incarcéré, suite à une récidive.

 

 

Comment on embarque sur Sillage ?
Le profil type du jeune mousse sur Sillage correspond au mineur délinquant commettant des vols ou des agressions dont il tire profit. L’expérience de vie qu’il va mener tout au long de la session se donne pour ambition de lui permettre d’intégrer une autre place dans la société. Seule contre-indication, l’adolescent présentant les troubles psychiatriques, peu à même de gérer ses pulsions, sous traitement neuroleptiques et nécessitant des soins psychiques réguliers. Le suivi psychologique assuré pour chaque jeune embarqué, à chaque passation d’équipe, n’est pas suffisant pour répondre à une telle problématique. Pas de procédure lourde pour embarquer, ni d’attente formelle d’adhésion au projet. Dès lors que le mineur accompagné de son référent se déplace pour venir à la rencontre de Sillage, son admission est acquise.

 

Difficulté d’embauche
L’association a fait le choix de privilégier la permanence et la continuité des adultes auprès des mineurs. Cette présence constitue un facteur essentiel dans la restabilisation d’adolescents habitués à voir se multiplier les professionnels avec qui ils sont en lien. Le personnel de Sillage est systématiquement qualifié dans le domaine maritime ou éducatif. L’organisation de leurs horaires sur la base des 35 heures est lissée sur l’année  dans le cadre de la convention 1966 qui fixe à 1.449 heures le temps de travail annuel : les sessions duraient initialement deux semaines pour le personnel, auxquelles succédaient deux semaines de repos. Elles sont passées à dix jours/dix jours, puis une semaine/une semaine. Les horaires atypiques, le rythme de travail, la difficulté d’un face à face 24 heures sur 24, les conditions usantes de la navigation provoquent un turn-over de certains personnels. Quand les uns occupent leur poste une dizaine d’années, d’autres arrêtent dès la fin de la première session, voire même la première journée juste avant le départ. Avis aux amateurs : Sillage recrute tant des skippers que des éducateurs spécialisés ! 

 

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1249 ■ 16/04/2019