L’innovation face aux ados difficiles

L’isolement face aux « incasables » mène à l’échec. Ce constat récurrent pousse le monde associatif à mutualiser ses compétences à travers des formations-actions communes.

Ils ne sont pas nombreux, ces adolescents en grande souffrance qui mettent en échec les équipes. Parcours chaotiques, passage de foyers en service et de service en foyers, ruptures successives, échecs répétés, conduites à risque, exclusions, parcours de vie traumatiques, troubles de la relation aux autres, intolérances à la frustration et à la temporisation s’entremêlent… leur accompagnement au quotidien est parfois bien épuisant. Reconnaissant leur impuissance, les professionnels n’ont d’autres solutions que de « passer la patate chaude » aux collègues d’à côté qui à, leur tour, ne tarderont pas à se décourager, transmettant « le paquet de pointes » aux suivants, et ainsi de suite. Ces échecs ont permis de faire émerger chez les intervenants la nécessité de ne pas rester seuls dans son coin. Ont émergé, un peu partout en France, des initiatives de coordination : référent de parcours ou pilote territorial ici, accueils temporaires ou séquentiels partagés, plateformes d’accueil de jour ou encore prise en charge conjointe là, équipes pluridisciplinaires inter établissement ou équipes mobile ailleurs. Mais aussi, la création dès 2001 des Diplômes universitaires « adolescents difficiles » regroupant des professionnels de secteurs différents, acceptant d’effectuer un pas de côté par rapport à leur culture professionnelle, pour acquérir une compréhension commune.

 

L’essai transformé

En 2008, l’Agence régionale de l’hospitalisation (devenue depuis l’Agence régionale de santé) du Nord Pas de Calais prend une initiative originale. Elle sollicite le CREAI pour mettre en œuvre une formation-action interinstitutionnelle intégrant des professionnels de la PJJ, de l’ASE, de l’Éducation nationale, des établissements sociaux et médico-sociaux et de la psychiatrie infanto juvénile. Reproduite, d’année en année, cette action regroupe localement des professionnels pour traiter des situations d’adolescents en grande difficulté. UNIFAF, souhaitant généraliser cette expérience locale, lance un appel national à projet en 2012. Sélectionné, le réseau des CREAI propose alors une formation inter structures, aux contours très particuliers. Regroupant des intervenants travaillant sur le même territoire, il s’agit avant tout de répondre à la méconnaissance réciproque des missions et des logiques d’intervention que chacun peut avoir des autres services et établissements. Le dépassement des représentations qui freinent le travail en partenariat doit permettre de co-construire des modalités d’accompagnement adapté. Trois originalités caractérisent cette formation. Elle est fondée sur l’autodiagnostic de la situation de terrain réalisé par ses participants. Elle dure douze jours répartis sur un an, permettant ainsi une progressive appropriation de la démarche partenariale. Enfin, un stage d’immersion de cinq jours proposé à chaque participant dans un service ou un établissements distinct de son lieu de travail permet de réaliser le pas de côté attendu par rapport à ses propres logiques.

 

Déclinaison locale

C’est en 2013 que dans l’une des régions concernées -les Pays de Loire- Nathalie Baron Mazaury secrétaire générale régionale d’UNIFAF présente l’action à ses adhérents. « Dans un premier temps, nous avons eu peu de réponses positives. D’abord, parce ce que le projet était lourd en investissement de temps. Mais aussi, parce que nous nous sommes heurtés au cloisonnement réel et concret entre le social et le médico-social. Le paradoxe c’est bien que cette action visant à promouvoir les réseaux ne rencontre le succès que lorsque les réseaux préexistent ! » Confirmant ce propos, Christian Boissel, directeur de la MECS l’Étape-Jeunes située à Nantes, témoigne : « nous avons reçu cette proposition de formation comme une opportunité à saisir pour affiner le travail de partenariat que nous avions déjà engagé avec le médico-social. Le déroulement des sessions nous a confirmé dans notre conviction. » Pour Josette Brizais, conseillère technique du CREAI responsable du stage, si l’expérience de terrain et le savoir-faire des participants devaient constituer le terreau sur lequel allait pouvoir se déployer la formation, l’appel à des compétences extérieures en était un complément essentiel. « Mais, plutôt que d’un apport de connaissances académiques, nous avons choisi de proposer le témoignage d’acteurs institutionnels particulièrement impliqués face aux adolescents en grande difficulté ». Et de faire appel à un psychiatre, un responsable de l’Aide sociale à l’enfance, une responsable de la MDPH, un chargé de mission de l’Éducation nationale pour la prévention du décrochage ou encore un avocat venant parler des responsabilités civiles et pénales.

 

Impressions de stagiaires

Mais, ce qui allait surtout marquer les stagiaires, c’est la richesse de l’observation croisée menée dans une autre institution, permettant de casser les préjugés et de découvrir les savoir- faire spécifiques des partenaires et les difficultés qu’ils rencontrent, eux aussi. A l’image de Léo trouvant particulièrement « intéressant de bénéficier du regard des collègues de MECS, moi qui travaille en ITEP, mais aussi d’accueillir ensuite un professionnel venant d’un autre secteur, ce qui nous obligeait à expliciter ce qui nous semblait évident ». Si certains stagiaires se sont inscrits en connaissance de cause pour avoir entendu parler ou avoir eu connaissance des objectifs du stage, d’autres n’ont pas eu le choix ou s’y sont engagés surtout pour prendre un peu de recul par rapport à la pression du quotidien. Aucun n’a été déçu de ce qu’il y a vécu. Vincent, professionnel en MECS a pu craindre au départ la longueur de la formation : « mais, au final, c’est justement sa durée dans le temps qui lui a donné sa dimension à la fois confortable et efficace : on a pu mettre en pratique entre deux sessions la logique de réseau abordée en formation ». Arnaud, travaillant lui aussi en MECS a apprécié de « partir non de la théorie, mais de nos préoccupations de terrain et des questionnements que nous pouvions avoir sur des jeunes dont nous nous sommes vite aperçus que nous les connaissions tous ». Pour Albert, intervenant en ITEP, la culture de diabolisation de l’autre a pu être déconstruite : « On s’est rendu compte à quel point la protection de l’enfance ignorait comment fonctionnait le médico social et inversement. Cette formation nous a appris à nous connaître. » Quant au risque de critique réciproque, il a été évité : « nos échanges ont été constructifs, les questionnements nous servaient à avancer. On n’était pas là comme consommateur, mais comme intervenant potentiel », explique Estelle, travaillant en MECS.

 

Et la suite ?

Quel bilan tirer de cette action ? Au final, « le thème des adolescents difficiles nous a réunis, parce que c’est ce public qui nous met toutes et tous en difficulté, mais cela nous a aussi permis de mutualiser nos savoir-faire et de nous montrer l’intérêt du maillage », affirme Pierre, professionnel en MECS. C’est aussi l’avis de Christian Boissel, affichant une profonde conviction : « la volonté d’une démarche transversale s’en est trouvé largement renforcée. A la suite de cette formation, plusieurs  projets ont été esquissés comme suite possible : séjours de rupture, outil de communication interinstitutionnel …. Si cela peine à se concrétiser, la dynamique de réseau continue, quant à elle, à produire ses effets ». La session qui se termine en décembre 2016 est la deuxième dans l’agglomération nantaise. La question renvoyée à UNIFAF et à ses adhérents est la suivante : sera-t-elle pérennisée ? Pour changer la culture d’un milieu professionnel, il faut labourer en profondeur. Faire profiter à toujours plus d’intervenants une telle formation, c’est y contribuer. S’en arrêter là reviendrait à s’arrêter au milieu du gué. Aux institutions d’en décider.

 

Le chiffre : Entre fin 2012 et fin 2015, 39 stages ont été organisés dans 19 régions (avec 400 stages d’observation croisée), regroupant 815 stagiaires issus de 250 établissements (53 % de la protection de l’enfance et 42 % du médico-social).

  

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1209 ■ 08/06/2017