Comment réussir sa vie adulte quand on sort de l’ASE ?

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Parmi les facteurs de réussite ou d’échec de l’accès à l’âge adulte des enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE), il en est un qui est essentiel : les modalités d’accompagnement de ce seuil de passage. Ignorés, négligés, méprisés, les jeunes adultes déjà fragilisés par un parcours douloureux sont laissés trop souvent seuls face aux risques de leur prise d’autonomie. Une situation qui perdure malgré une prise de conscience qui prend de l’ampleur. Si les professionnels sont à l’origine de plusieurs initiatives, une association en a fait son principal cheval de bataille.

La transition pour passer de la fin de l’adolescence à une vie adulte pleinement autonome se fait progressivement pour tout jeune vivant en famille. L’âge moyen de départ du foyer parental était, en 2018 en France, de 23,7 ans (contre 26 ans pour l’ensemble des jeunes Européens). Pour autant, il n’en va pas de même pour celles et ceux qui sortent du dispositif de la protection de l’enfance. Certes, le décret du 2 décembre 1975 (1) prévoit la signature d’un Contrat jeune majeur, permettant de prolonger l’accompagnement jusqu’à 21 ans. Mais pour les départements qui le pratiquent (ce qui n’est pas le cas de tous), il est conditionné au respect d’un parcours stéréotypé centré sur une autonomisation accélérée, une responsabilisation à marche forcée et un délai de maturation compressée … qui ne sont attendus d’aucun autre jeune de cet âge. Rien ne contraint à aller au bout de ce contrat. La fin de prise en charge peut intervenir, à tout moment, à l’initiative du jeune, conséquence de son désir de reprendre sa liberté. Elle peut aussi être murement réfléchie quand son parcours d’insertion est couronné de succès. Mais la rupture peut aussi intervenir, si ses « efforts » contractualisés ne sont pas concluants, l’évaluation en étant faite à échéance régulière. Pas le droit à l’erreur, pas le droit aux chemins de traverse, pas le droit à la reconfiguration de ses projets, comme cela se passe dans beaucoup de familles. Là, il faut filer droit, être sûr de son choix et viser juste du premier coup. Si la bienveillance des professionnels n’est pas en cause, c’est la logique appliquée qui s’avère inacceptable.

 

Disparité sociologique

Car, paradoxalement, c’est à celles et ceux qui disposent de moins de ressources (familiales, relationnelles, psychologiques, financières, sociales, etc.) à qui l’on demande de se mobiliser. Pourtant, s’il est bien un public potentiellement fragilisé et vulnérable qui justifierait une maturation et donc une temporalité dans la transition vers la vie adulte, c’est bien celui dont le parcours semé d’épreuves pèse sur les apprentissages nécessaires à une autonomisation sereine. Alors qu’un soutien prolongé serait nécessaire, le jeune adulte en fin de placement se retrouve face à la sortie brutale d’un système très protecteur et à la disparition d’interlocuteurs, situation qui le confronte au vide et à la solitude. Ce cumul de multiples facteurs de risques constitue bien des menaces pesant sur la formation ou l’insertion, le logement ou la santé, l’accès à ses droits ou la quête de son identité. Le choc du décalage entre le suivi resserré propre à l’ASE et celui bien plus distancié des dispositifs de droit commun n’est pas simple à assumer … De quoi faire naître chez le tout jeune adulte un légitime sentiment d’abandon, de délaissement et de trahison : seuls 29 % d’anciens de l’ASE, interrogés par l’INED, déclarent en être partis de leur propre chef ou d’un commun accord avec les travailleurs sociaux, 27 % affirmant que la sortie leur a été imposée et 38 % qu’elle est intervenue à leur 21 ans (fin légale de leur contrat). Pour 16% d’entre eux, la rue aura été la seule alternative, quand la décision fut unilatérale. Au final, ils sont 36% à juger que « leur prise en charge s’est arrêtée trop tôt » (2)

 

Les réactions des professionnels

N’est-il pas absurde de consacrer 40 à 50 000 euros par an pour chaque enfant placé et de dilapider potentiellement cet investissement par absence de continuité ? 

Quelques associations ont su répondre à cette incongruité. La fondation d’Auteuil a sans doute été la première à instaurer un dispositif destiné aux « anciens ». C’est une tradition pour cette institution que de confier dans chaque région à l’un de ses salariés la mission de maintenir les relations avec celles et ceux qui sont passés entre les murs de l’un ses 259 établissements. L’écoute qui leur est offerte a pour ambition de les soutenir dans leurs difficultés et leur démarche d’insertion. Depuis 2016, la Fondation a déployé dans dix-sept villes, une offre spécifique d’accompagnement aux jeunes majeurs, anciens pensionnaires sortis depuis moins de trois ans : « La Touline » (3).

Du côté de la Villa Préault (association Jean Cotxet), un service de suite des anciennes a été mis en place pour prendre en charge des jeunes femmes qui s’adressent à lui. Elles ont en moyenne 25 ans, ont quitté l’ASE depuis moins de quatre ans et n’ont pas de lien ou des liens déstructurés avec leur famille d’origine. Son action porte sur le registre de l’insertion sociale globale en termes d’emploi, de logement et de santé, avec le souci de mise en relation avec les structures de droit commun. Mais les anciennes sont aussi sollicitées pour venir rencontrer les jeunes filles encore placées (4).

Autre initiative lancée par la Sauvegarde des Yvelines, en 2021 : six bailleurs sociaux franciliens, membres d’Habitat Réuni, ont élaboré avec cette association un projet expérimental intitulé « parcours logement pour l’autonomie des jeunes sortant de la protection de l’enfance » (P.L.A.J.). Son objectif ? Mobiliser entre 25 à 30 logements du parc social dès la première année, avec comme perspective d’ici 2024, de permettre à une centaine de bénéficiaires d’y avoir accès.

 

Quand les pupilles s’organisent

Pour bénéfiques que soient ces actions, on mesure leur disproportion, au regard des 25 000 jeunes majeurs quittant l’ASE chaque année ! Et si la solution venait des anciens eux-mêmes ? A l’image des associations d’enfants, d’adultes porteurs de handicap et de leurs parents à l’origine de bien des progrès. La loi du 15 avril 1943 est la première à avoir prévu la création de regroupements départementaux regroupant d’anciens pupilles (6). Petit à petit, se montent un peu partout des ADEPAPE (associations départementales d’entraide des pupilles et anciens pupilles de l’État) (6). En 1957, un article de la Revue Constellation affirme que « 75 % des gangsters et des prostituées viennent de l’Assistance ». Profondément choquées d’un tel amalgame, vingt-deux associations se réunissent en janvier 1958 et créent une fédération (regroupant 79, aujourd’hui), pour montrer que l’on peut réussir sa vie honnêtement, même si l’on vient de l’assistance. Leur première action ? Faire condamner cet organe de presse pour diffamation ! Fonctionnant beaucoup dans l’entre-soi à la manière d’une amicale se retrouvant autour de repas annuels, elles vont progressivement intervenir sur la place publique. Alors que certaines voyaient leur conseil d’administration vieillir, leurs capacités d’initiative s’étioler, leur fonctionnement guetté par la routine, beaucoup se renouvellent et rajeunissent (7). Leur budget est décuplé. Dans certains départements, elles président le Conseil des pupilles de l’Etat. Dans le Nord, elle organise la distribution de colis de noël. En Meurthe et Moselle, par convention datant de 1988, elle est en charge d’un dispositif d’aide aux jeunes adultes (voir reportage). Dans le Puy-de-Dôme, elle anime des groupes de parole des enfants placés devenus parents. Un peu partout émergent des ateliers pour accompagner la recherche de logement, la santé, le budget…. Quant à leur Fédération, elle a su faire sa place dans les instances officielles : Conseil supérieur de l’adoption (2003), Conseil national de l’évaluation sociale et médico-sociale (2004), l’Observatoire Nationale de l’Enfance en Danger (2009), Conseil National de la Protection de l’Enfance et Haut Conseil du travail Social (2016) … Les anciens enfants placés ont un savoir expérientiel à faire valoir. Ils ont des choses à dire et entendent bien peser sur les politiques publiques. Si certains jeunes issus de la protection de l’enfance aspirent à prendre de la distance à l’égard de leur parcours et de leur histoire, bien d’autres ont cette possibilité de se tourner vers un groupe de pairs qui a fait de leur soutien l’un de leur raison d’être.

 

1) ce décret pris par Simone Veil fait suite a à la loi du 5 juillet 1974 rabaissant à 18 ans l’âge de la majorité fixée jusque-là à 21 ans
2) enquête ELAP menée en 2013 et 2015 par l’INED auprès de 1 622 jeunes âgés de 17 à 20 ans interrogés peu de temps après leur sortie de placement
3) cordage qui relie le navire au quai ou à un autre navire, aussi appelé lance-amarres
(4) Espace social Juin 2008
(5) nom des mineurs confiés à la période où l’aide sociale à l’enfance n’avait pas remplacé l’assistance publique, ce qu’elle fera en 1953A
(6) avec l’évolution des mesures de placement, l’acronyme changera de sens, devenant « Association départementale d'entraide des personnes accueillies en protection de l'enfance »
(7) « La plus grande famille de France »

 

Contacts :

-- La Touline : Cécile Valla Tel : 02 40 32 46 56 cecile.valla@apprentis-auteuil.org

-- Villa praut : 01 49 30 82 90

-- https://hlm-irp.com

-- https://fnadepape.org

 

Les causes multifactorielles des échecs de sortie de l’ASE

Le parcours de vie des enfants placés ne relève ni d’un itinéraire chaotique, ni d’un cheminement apaisé, mais de ces deux registres potentiels, avec toutes les nuances possibles entre ces extrêmes. Il est au croisement des difficultés initiales vécues dans le milieu d’origine et de la possibilité de reconstruction permettant de s’en détacher ; de la capacité de résilience individuelle et de la qualité des relais proposés ; du fractionnement et de la succession des lieux de placement ou de leur stabilité ; des difficultés psychologiques ou de comportement qu’ils ont réussies à dépasser ou qui perdurent ; du temps d’exposition au milieu familial d’origine ou de la précocité de la séparation ; des conditions satisfaisantes d’accompagnement de la fin de l’accueil ou des risques inhérents à toute sortie sèche, etc … Il est donc difficile de corréler les 23 % d’anciens de l’Ase (et 40% des moins de 25 ans) parmi les personnes sans domicile fixe (alors qu’ils ne représentent que 2 à 3 % de la population globale) avec un facteur monocausal qui se limiterait au seul échec de la protection de l’enfance. S’il ne faut pas confondre « un quart des personnes à la rue après leur passage à l’ASE » et « un quart des anciens de l’Ase se retrouvant à la rue », cette proportion met en perspective l’absence de toute-puissance d’un dispositif qui, en récoltant en grande partie ce qu’il n’a jamais semé, fait ce qu’il peut avec ses qualités et ses défauts.

 
Lire Delemar Eric - Atteintes aux droits des enfants

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1324 ■ 04/10/2022