Retour vers le futur
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dans Articles IV
La profession d’éducateur spécialisé est en pleine tempête. Les séjours de rupture semblent être dans l’œil du cyclone, renouant avec un passé que l’on peut revendiquer comme une alternative à une technologisation galopante.
Le creuset de la profession d’éducateur spécialisé fut longtemps centré sur le vivre avec. Il s’agissait pour l’intervenant d’accompagner l’enfant dans le quotidien de son existence.
Il était présent la nuit, venant à son chevet quand l’insomnie ou un cauchemar le tenaient éveillé. Combien de confidences recueillies, de moments d’angoisse accompagnés, de chagrins consolés dans ces occasions où l’adulte bienveillant se tenait au chevet d’un petit d’homme en attente de réassurance et de contact humain et chaleureux. De plus en plus de veilleurs de nuit remplissent aujourd’hui cette fonction, éloignant un peu plus l’éducateur spécialisé de ces précieux moments.
Mais, celui-ci était aussi présent sur les temps de loisirs, n’hésitant pas à faire un foot après les devoirs scolaires, animer un atelier photo ou proposer une initiation à la boxe. Il était d’ailleurs souvent recruté à partir de ses compétences sportives et culturelles susceptibles d’être réinvestis auprès du groupe d’enfants. Et puis, on a estimé sans doute à juste raison, qu’il fallait en terminer avec les foyers ghettos et investir le plus possible les dispositifs de droit commun, fonctionner hors les murs et utiliser les structures sportives et culturelles extérieures. Les professionnels se sont alors transformés en chauffeurs de taxi, conduisant l’un à son entraînement sportif, l’autre à sa leçon de guitare, un troisième à son cours de dessin … puis revenant les chercher en fin d’après-midi. Ce mélange des enfants confiés avec les autres enfants a bien des vertus. Il a le défaut majeur de priver le professionnel de cette relation forte qui lui faisait partager un vécu commun.
L’éducateur spécialisé participait régulièrement aux transferts organisés au moment des vacances, parfois sur une semaine ou deux, récupérant ensuite ses heures. Temps de découverte, de détente, de plaisir partagé où chacun adoptait un rythme plus détendu, partageait les mêmes expériences, ressentis et émotions laissant des souvenirs inoubliables. L’amélioration légitime des conditions de travail de la profession a bousculé toutes ces habitudes : l’amplitude quotidienne ne doit pas dépasser onze heures. Difficile, dans ces conditions de continuer à organiser ces transferts sur plusieurs jours. Les enfants restent au sein de la structure. Les mêmes règles du droit du travail que bien peu de directions prennent le risque de transgresser contraignent à une succession de professionnels tout au long des journées. Il ne s’agit pas ici de revendiquer une quelconque régression sociale, avec la banalisation des semaines de 120 heures d’affilées. Se pose simplement la question du sens que prend alors la logique de continuité dans l’action éducative.
La fonction d’éducateur spécialisé était dédiée à l’accompagnement au quotidien. Aujourd’hui, elle a tendance à être réservée aux fonctions de moniteur éducateur ou dans le secteur de handicap adulte aux aides médico psychologiques. L’éducateur spécialisé est quant à lui pressenti pour devenir « coordinateur », « référent du projet individualisé » ou du « projet pour l’enfant », fonction qui pour être sans doute utile et nécessaire, l’éloigne encore plus de la réalité quotidienne de l’usager. Il le connaît de moins en moins et partage rarement ses préoccupations en direct. Il n’appréhende sa problématique qu’au moment de la rencontre annuelle qu’il tient avec lui ou pire à travers des rapports écrits ou des propos tenus en réunion de synthèse par ses collègues qui le côtoient réellement. La pratique de la profession ne se réduit bien entendu et heureusement à cette tendance. Mais, elle existe et devient envahissante.
L’adolescent y est accompagné dans son quotidien par un petit groupe de professionnels dont la présence est assurée sur une période qui va au-delà des onze heures règlementaires. Le jeune a comme interlocuteurs non des intervenants à la présence évanescente qui semblent disparaître aussitôt qu’ils sont apparus à ses côtés, mais à des adultes fiables qui vont interagir avec lui sur un temps permettant de tisser un véritable lien.
Mais, la permanence c’est aussi la confrontation directe au même vécu et un face à face permettant de ressentir une expérience partagée. Quand une marche est organisée, les accompagnateurs ne se relaient pas tous les dix kilomètres auprès du jeune. C’est le même adulte qui ressent la même fatigue, sort pareillement trempé d’une averse, souffre éventuellement lui aussi d’une ampoule, partage le bivouac et les repas. Les épreuves vécues, la nostalgie de sa famille, de son quartier, de ses ami(e)s, de sa bande, la nourriture inhabituelle, la chaleur, le froid, le vent auxquels il faut parfois se confronter peuvent provoquer crise d’angoisse ou de colère, envie d’abandon ou refus de continuer à rester. Autant de défis à relever qui, loin d’être un obstacle à la relation, en constituent au contraire le ciment. La raison centrale tient sans doute à ce que certains de ces éprouvés sont aussi partagés par les professionnels présents sur place. Certes, la différence de statut et de maturité fait qu’il n’y pas et ne peut y avoir d’identification totale. Mais, le fait que cette « mêmeté » ne soit pas perçue d’une manière identique permet d’échanger les ressentis et de se réassurer mutuellement. Ce partage intense et profond vient nourrir la fiabilité et la cohérence des adultes qui ont potentiellement valeur, aux yeux de l’adolescent, d’un engagement fort.
Faire avec, être avec et vivre avec permettent ainsi à la relation de s’engager, de personne à personne entre le professionnel et l’adolescent qui peuvent nouer une alliance, en éprouvant une réciprocité et une empathie jusque-là pas toujours expérientées. Les adultes deviennent des modèles positifs d’identification, parce qu’ils partagent les mêmes épreuves. Ce qui facilite la création d’un espace de parole favorisant une restauration de sens et d’expérimenter la frustration et le mal-être provisoire, en brisant les réflexes d’agressivité. Ce vécu partagé constitue le terreau sur lequel émerge progressivement un nouveau savoir être chez l’adolescent. C’est là l’ambition qu’a toujours cherché à atteindre la profession. À travers les séjours de rupture, elle retrouve une autre manière d’y accéder, complémentaire et différente, source de pratiques innovante, fertiles et créatrices.
La présence au quotidien, le partage des épreuves de la vie, l’implication et l’investissement personnel, l’accompagnement des bons comme des mauvais moments, la recherche de ce qu’il y a de meilleur, la volonté de reculer les limites du possible et du réalisable, le cheminement, pas à pas, aux côtés de ces jeunes qui ont autant à donner, qu’à recevoir sont des ressorts qui expliquent le succès de ces dispositifs. Mais, s’ils sont une alternative à des situations de blocage dans le cheminement d’un jeune, ils peuvent et doivent nous éclairer sur un retour aux sources et sur une nécessaire refondation venant faire du neuf avec de l’ancien, sur la sauvegarde de l’ADN de notre profession et sur une quête de fondamentaux parfois trop souvent oubliés, négligés, voire rejetés.
Le creuset de la profession d’éducateur spécialisé fut longtemps centré sur le vivre avec. Il s’agissait pour l’intervenant d’accompagner l’enfant dans le quotidien de son existence.
Il était présent la nuit, venant à son chevet quand l’insomnie ou un cauchemar le tenaient éveillé. Combien de confidences recueillies, de moments d’angoisse accompagnés, de chagrins consolés dans ces occasions où l’adulte bienveillant se tenait au chevet d’un petit d’homme en attente de réassurance et de contact humain et chaleureux. De plus en plus de veilleurs de nuit remplissent aujourd’hui cette fonction, éloignant un peu plus l’éducateur spécialisé de ces précieux moments.
Mais, celui-ci était aussi présent sur les temps de loisirs, n’hésitant pas à faire un foot après les devoirs scolaires, animer un atelier photo ou proposer une initiation à la boxe. Il était d’ailleurs souvent recruté à partir de ses compétences sportives et culturelles susceptibles d’être réinvestis auprès du groupe d’enfants. Et puis, on a estimé sans doute à juste raison, qu’il fallait en terminer avec les foyers ghettos et investir le plus possible les dispositifs de droit commun, fonctionner hors les murs et utiliser les structures sportives et culturelles extérieures. Les professionnels se sont alors transformés en chauffeurs de taxi, conduisant l’un à son entraînement sportif, l’autre à sa leçon de guitare, un troisième à son cours de dessin … puis revenant les chercher en fin d’après-midi. Ce mélange des enfants confiés avec les autres enfants a bien des vertus. Il a le défaut majeur de priver le professionnel de cette relation forte qui lui faisait partager un vécu commun.
L’éducateur spécialisé participait régulièrement aux transferts organisés au moment des vacances, parfois sur une semaine ou deux, récupérant ensuite ses heures. Temps de découverte, de détente, de plaisir partagé où chacun adoptait un rythme plus détendu, partageait les mêmes expériences, ressentis et émotions laissant des souvenirs inoubliables. L’amélioration légitime des conditions de travail de la profession a bousculé toutes ces habitudes : l’amplitude quotidienne ne doit pas dépasser onze heures. Difficile, dans ces conditions de continuer à organiser ces transferts sur plusieurs jours. Les enfants restent au sein de la structure. Les mêmes règles du droit du travail que bien peu de directions prennent le risque de transgresser contraignent à une succession de professionnels tout au long des journées. Il ne s’agit pas ici de revendiquer une quelconque régression sociale, avec la banalisation des semaines de 120 heures d’affilées. Se pose simplement la question du sens que prend alors la logique de continuité dans l’action éducative.
La fonction d’éducateur spécialisé était dédiée à l’accompagnement au quotidien. Aujourd’hui, elle a tendance à être réservée aux fonctions de moniteur éducateur ou dans le secteur de handicap adulte aux aides médico psychologiques. L’éducateur spécialisé est quant à lui pressenti pour devenir « coordinateur », « référent du projet individualisé » ou du « projet pour l’enfant », fonction qui pour être sans doute utile et nécessaire, l’éloigne encore plus de la réalité quotidienne de l’usager. Il le connaît de moins en moins et partage rarement ses préoccupations en direct. Il n’appréhende sa problématique qu’au moment de la rencontre annuelle qu’il tient avec lui ou pire à travers des rapports écrits ou des propos tenus en réunion de synthèse par ses collègues qui le côtoient réellement. La pratique de la profession ne se réduit bien entendu et heureusement à cette tendance. Mais, elle existe et devient envahissante.
Au cœur du métier
Les séjours de rupture proposent une approche qui renoue avec la tradition de la permanence éducative qui a longtemps été au cœur de la profession d’éducateur spécialisé au fondement de laquelle se trouvait une présence continue, rassurante et consistante.L’adolescent y est accompagné dans son quotidien par un petit groupe de professionnels dont la présence est assurée sur une période qui va au-delà des onze heures règlementaires. Le jeune a comme interlocuteurs non des intervenants à la présence évanescente qui semblent disparaître aussitôt qu’ils sont apparus à ses côtés, mais à des adultes fiables qui vont interagir avec lui sur un temps permettant de tisser un véritable lien.
Mais, la permanence c’est aussi la confrontation directe au même vécu et un face à face permettant de ressentir une expérience partagée. Quand une marche est organisée, les accompagnateurs ne se relaient pas tous les dix kilomètres auprès du jeune. C’est le même adulte qui ressent la même fatigue, sort pareillement trempé d’une averse, souffre éventuellement lui aussi d’une ampoule, partage le bivouac et les repas. Les épreuves vécues, la nostalgie de sa famille, de son quartier, de ses ami(e)s, de sa bande, la nourriture inhabituelle, la chaleur, le froid, le vent auxquels il faut parfois se confronter peuvent provoquer crise d’angoisse ou de colère, envie d’abandon ou refus de continuer à rester. Autant de défis à relever qui, loin d’être un obstacle à la relation, en constituent au contraire le ciment. La raison centrale tient sans doute à ce que certains de ces éprouvés sont aussi partagés par les professionnels présents sur place. Certes, la différence de statut et de maturité fait qu’il n’y pas et ne peut y avoir d’identification totale. Mais, le fait que cette « mêmeté » ne soit pas perçue d’une manière identique permet d’échanger les ressentis et de se réassurer mutuellement. Ce partage intense et profond vient nourrir la fiabilité et la cohérence des adultes qui ont potentiellement valeur, aux yeux de l’adolescent, d’un engagement fort.
Faire avec, être avec et vivre avec permettent ainsi à la relation de s’engager, de personne à personne entre le professionnel et l’adolescent qui peuvent nouer une alliance, en éprouvant une réciprocité et une empathie jusque-là pas toujours expérientées. Les adultes deviennent des modèles positifs d’identification, parce qu’ils partagent les mêmes épreuves. Ce qui facilite la création d’un espace de parole favorisant une restauration de sens et d’expérimenter la frustration et le mal-être provisoire, en brisant les réflexes d’agressivité. Ce vécu partagé constitue le terreau sur lequel émerge progressivement un nouveau savoir être chez l’adolescent. C’est là l’ambition qu’a toujours cherché à atteindre la profession. À travers les séjours de rupture, elle retrouve une autre manière d’y accéder, complémentaire et différente, source de pratiques innovante, fertiles et créatrices.
La présence au quotidien, le partage des épreuves de la vie, l’implication et l’investissement personnel, l’accompagnement des bons comme des mauvais moments, la recherche de ce qu’il y a de meilleur, la volonté de reculer les limites du possible et du réalisable, le cheminement, pas à pas, aux côtés de ces jeunes qui ont autant à donner, qu’à recevoir sont des ressorts qui expliquent le succès de ces dispositifs. Mais, s’ils sont une alternative à des situations de blocage dans le cheminement d’un jeune, ils peuvent et doivent nous éclairer sur un retour aux sources et sur une nécessaire refondation venant faire du neuf avec de l’ancien, sur la sauvegarde de l’ADN de notre profession et sur une quête de fondamentaux parfois trop souvent oubliés, négligés, voire rejetés.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1232/1233 ■ 04/07/2018