Voyage en Autistan

La vie des gens normaux est tellement triste, qu’il a décidé de les aider en venant à leur rencontre pour leur expliquer la vie intéressante des personnes avec autisme.

« Tout ce que vous faites pour moi sans moi, vous le faites contre moi ». Cette phrase de Nelson Mandela, Joseph Schovanek la reprend volontiers, lui qui ne veut pas laisser aux seuls psychiatres, médecins et psychologues le monopole de l’explication du spectre des troubles envahissants du développement. Vivant lui-même avec le syndrome d’Asperger, celui qui se revendique comme le « saltimbanque de l’autisme » chemine de ville en ville, remplissant les salles lors de conférences marathon. Son objectif ? Transmettre un message d’ouverture, en combattant les préjugés et les idées reçues sur une différence qui a trop souvent (et trop longtemps) été assimilée à une anormalité menant à l’internement physique en asile et à l’enfermement psychique à coup de traitements psychotropes. Contre l’ignorance et la bêtise, il manie avec finesse un humour ravageur et une érudition que lui ont apporté sa maîtrise de Science Po, son doctorat de philosophie et sciences sociales et sa pratique courante de plus de sept langues.

 

Une autre sensibilité

L’intelligence humaine est plus complexe que l’on ne croit, ne se réduisant ni à l’unique compétence verbale, ni à la seule assimilation des codes sociaux. « Si tout le monde regarde la même réalité, chacun ne la voit pas de la même façon » explique-t-il. C’est le cas pour la personne avec autisme dont le fonctionnement est marqué par un certain nombre de particularités. Avec, pour commencer, une perception qui privilégie des détails au détriment de la globalité. Plutôt que d’admirer un paysage, il se concentre sur un fragment isolé du panorama qui s’offre à lui, identifiant avec précision une partie tout en ignorant l’ensemble. C’est ensuite cette myopie sociale qui perturbe l’assimilation des conventions relationnelles. À quel moment faut-il saluer en disant bonjour ou en serrant la main, prononcer un « s’il vous plaît » ou un « merci » ? Ce ne doit être ni trop tôt, ni trop tard. L’habileté acquise tout au long de l’enfance permettant de connaître le modalités précises de ces interactions est difficilement intégrée par une personne avec autisme qui tâtonne, hésite, ne sachant pas toujours réagir d’une manière adaptée. C’est encore l’absence d’identification du ressenti d’autrui et de ses émotions qui peut provoquer des maladresses et des confusions. L’angoisse, la joie, la crainte de l’interlocuteur n’étant pas reconnues, la réponse peut vite être interprétée comme indifférente ou désaffectée. Rien de délibéré pourtant. Tant que les différents états d’âme ne sont pas distingués, difficile d’adopter une réaction appropriée. Mais, c’est souvent aussi la compréhension verbale qui en reste au stade phonétique, sans toujours réussir à atteindre le registre phonologique : il n’y a pas compréhension du sens dans toutes ses nuances, y compris figurées, pas de décodage de la prosodie du langage (l’intonation employée), ni de l’encodage symbolique. Un portefeuille ? C’est un arbre ! Un porte-plume ? C’est un oiseau ! La publicité qui se vante de sublimer vos cheveux ? Ce terme chimique désigne la transformation de l’état solide à l’état gazeux : inquiétant ! Un contrôleur qui demande à voir votre billet de train ? « Vous ne pouvez pas le voir, puisque mon billet est dans ma poche ! » Autant de propos interprétés au premier degré, d’une manière littérale à la Devos qui faisait sans doute partie de la tribu. On n’aurait garde d’oublier l’hyper (ou l’hypo) sensibilité sensorielle qu’elle soit auditive (le simple bruit d’une climatisation pouvant perturber), olfactive (une odeur corporelle ou certains parfums pouvant fortement parasiter), tactile (tout contact physique pouvant incommoder) ou encore photophobique (certaines couleurs ou une trop grande lumière pouvant déstabiliser).

 

Intelligents différemment

Ces comportements sont certes déstabilisants, faisant de la personne avec autisme un être à part, reconnaît Joseph Schovanek… comme, bien d’autres populations. Celle souffrant de déficience auditive, par exemple, fut pendant longtemps assimilée à une sous-humanité : « les sourds sont d’une intelligence débile, multipliant des gestes simiesques » diagnostiquaient les scientifiques, il y a à peine un siècle. Quant à la gente féminine, considérant sa faible capacité intellectuelle, on lui réservait une éducation minimale limitée aux arts ménagers. L’autisme est victime de la même discrimination. On ne voit que ce qui lui manque, rarement ce qu’il apporte en plus. Pourtant, sa communauté est forte de personnalités qui ont contribué au progrès humain, parfois d’une manière singulière, d’autres fois en étroite collaboration avec des personnes non concernées par ce syndrome. Et Joseph Schovanek de citer des célébrités comme Linus Torvalds, le créateur du système d'exploitation informatique Linux ou encore Joanne Rowling, auteure des romans mettant en scène Harry Potter, liste à laquelle se rajoutent Albert Einstein, Thomas Edison ou le footballeur Lionel Messi. Mais aussi, Steve Wozniak co-fondateur avec Steve Jobs d’Apple ou Bill Gates concepteur avec Paul Allen de Microsoft. C’est l’étroite collaboration entre les premiers, autiste Asperger et les seconds aux qualités exceptionnelles de manager qui ont permis la réussite de leur entreprise commune. La personne avec autisme présente une sensibilité particulière qui peut tout à fait compléter les compétences des personnes qui ne le sont pas. À l’image de l’usine Andros d’Orléans qui se félicite du recrutement de personnes avec autisme se montrant particulièrement performantes dans le respect des proportions des matières premières réparties au gramme prêt, là où d’autres salariés font parfois preuve de beaucoup plus d’approximation. Aucune étude sérieuse n’ayant été menée en France, le nombre de personnes avec autisme est évalué, en comparaison avec les pays étrangers, à 1% de la population, soit 450 à 600.000 personnes. Le diagnostic les concernant reste toujours aussi tardif. Les parcours d’apprentissage pour des enfants concernés continuent à rester autant inadaptés. Le taux d’emploi, une fois majeur, est très faible. Devenus adultes, puis seniors, ils ne bénéficient d’aucun dispositif spécifique leur permettant de s’ajuster aux situations angoissantes qu’ils rencontrent. L’avenir ne s’éclairera pour eux qu’à trois conditions : cesser de les percevoir du côté de l’anormalité et de la déficience (ne plus utiliser le terme d’autiste comme une insulte), reconnaître leurs compétences qui pour être spécifiques n’en sont pas moins réelles (c’est une chance d’aller à leur rencontre) et développer largement le bilinguisme (si l’on ne peut devenir autiste, on peut apprendre à décoder son mode de fonctionnement).

Dans un trait d’esprit dont il a le secret, Joseph Schovanek le proclame avec vigueur : il est donc temps de faire de la place aux personnes souffrant d’un syndrome non autistique. Ce trouble neurologique est caractérisé par l’obsession de la conformité à un modèle de normalité, par la fausse croyance dans la supériorité de ses compétences face à celles des autres, par des émotions venant perturber tout jugement rationnel, par l’ambition de faire carrière en éliminant celles et ceux qui sont gênants, par la recherche du pouvoir et la domination sur autrui. Toutes choses, traditionnellement identifiées comme relevant de la norme et des relations de socialisation adaptées, qui les distinguent des personnes avec autisme. Ces dernières cherchent, à travers leurs propres rites, leurs obsessions et leurs manies, à appréhender le monde d’une façon qui n’est peut-être pas si décalée qu’on pourrait le croire au premier abord. Les uns et les autres peuvent se rencontrer sur la base de leurs différences, au lieu de considérer que la spécificité de la minorité doit se normaliser et se standardiser en s’alignant sur la majorité.

 

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1236 ■ 04/10/2018