Les travailleurs sociaux sont-ils responsables de la récidive?

A l’occasion d’un terrible fait divers, Nicolas Sarkozy a de nouveau exploité le registre sécuritaire. Cette fois-ci, il s’en est pris aux services socio-judiciaires.

A la Bernerie en Retz, en Loire Atlantique, l’émotion est à son comble. Laëtitia a disparu, depuis le 18 janvier. Cette jeune fille de 18 ans vivait depuis six ans, avec sa sœur jumelle Jessica, dans une famille d’accueil de l’Aide sociale à l’enfance. Le principal suspect de son enlèvement a été arrêté. La population s’est mobilisée pour dire son horreur. Plusieurs marches blanches ont été organisées. Les proches et les voisins sont sous le choc, étouffant sous l’angoisse et le chagrin. Les travailleurs sociaux et psychologues de l’ASE font leur travail, à bas bruit. Choqués, eux aussi, ils entourent du mieux qu’ils peuvent la famille d’accueil et l’autre enfant placé. On ne les entend pas, parce qu’ils n’ont pas à étaler sur la place publique ni les détails de la vie de Laëtitia, ni tout ce qu’ils mettent en œuvre. Ils continueront à être présents et à agir, lorsque les projecteurs de l’actualité s’étant détournés de la petite station balnéaire, les équipes mobiles de télévision qui sillonnent la commune se seront retirées. S’il en est un, par contre, qui n’a pas hésité à utiliser la situation, avec la plus parfaite indécence, c’est Nicolas Sarkozy. En déplacement aux Chantiers navals de Saint Nazaire, il déclare le 25 janvier : « la récidive criminelle n'est pas une fatalité et il n'y aura pas une enquête de plus, où on dira aux Français que tout a été parfait ». Le ton est donné. Un délinquant qui n’en est pas à sa première infraction est soupçonné de meurtre. S’il a pu agir à nouveau, c’est qu’il n’a pas été empêché. C’est donc que la justice n’a pas fait son travail. Il faut faire tomber des têtes !

Enquête administrative

Nicolas Sarkozy s’est tourné vers le ministère de la Justice qui, aussitôt, a commandité une enquête de l’inspection de l’Administration pénitentiaire et des services judiciaires. Le 26 janvier, le Conseiller du Service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP), qui suivait le principal suspect quand il était incarcéré, a été entendu durant quatre heures par deux inspecteurs qui ont aussi interrogé le Directeur départemental et ses adjoints. L’homme soupçonné a purgé une peine de prison d’août 2003 à février 2010. La presse a voulu en faire, trop rapidement, un prédateur sexuel. En 1997, il participe au viol collectif d’un co-détenu, lui-même incarcéré pour agression sexuelle. C’est le scandaleux traitement qui est réservé aux « pointeurs », par les autres détenus. Puis, il a accumulé de multiples condamnations pour braquage, conduite sans permis, délits de fuite, refus d’obtempérer. Pourtant, son bon comportement en prison lui vaut 40 jours de réduction de peine sur les 60 possibles. Il travaille, il rencontre un psychologue, il rembourse les victimes : les conditions sont réunies pour que la justice lui accorde cette remise. Aucun élément ne permet de se douter de ce dont il va être accusé, aujourd’hui. Son sursis avec mise à l’apreuve de deux ans ? Il le doit aux « outrage et menace sur magistrat » proférés contre un juge des enfants qui conditionnait les visites à son propre enfant placé en famille d’accueil, à une enquête sociale. Quand il retrouve la liberté, après avoir purgé l’ensemble de ses peines, son dossier est transmis au service de milieu ouvert du SPIP. Deux obligations lui sont imposées : travailler et rencontrer un psychologue.

État des lieux du SPIP 44

Au tribunal de Nantes, les effectifs de la magistrature ont, comme un peu partout en France, fondu. Sur les quatre juges d’application des peines qui gèrent 4.000 dossiers, il n’y en a plus, depuis un an, que trois. Ceux qui sont en poste ont prévenu qu’ils n’assureraient pas le travail de leur collègue manquant. Quant aux vingt travailleurs sociaux des SPIP qui les secondent (dont trois sont en arrêt maladie et un démissionnaire), ils assurent chacun le suivi en moyenne de 130 dossiers (bien loin du chiffre de 70 retenu officiellement par la Direction de l’Administration Pénitentiaire et quasiment jamais respecté nulle part). Cela fait dix ans que les syndicats réclament des postes supplémentaires. Pour absorber la charge de travail, il faudrait au moins 16 autres conseillers. Le Directeur départemental du SPIP s’est résolu à geler la masse des dossiers qui ne peut pas être absorbée : on en est aujourd’hui à 897. Il opère un tri, afin de privilégier les situations judiciaires les plus dangereuses, celles notamment qui font craindre des passages à l’acte violents. Les délits récents identifiés du principal suspect de la disparition de Laëtitia, y compris son comportement en détention, l’excluent de cette sélection. Un tableau mensuel faisant la liste nominative de cette carence est transmis aux juges d’application des peines, au procureur et au Directeur régional de l’Administration Pénitentiaire. Mais, le Directeur départemental n’en reste pas là. Il réclame un audit. Ce sont les mêmes inspecteurs qui enquêtent aujourd’hui qui sont déjà venus, en avril 2010. Pendant 15 jours, ils ont fait leur travail. Mais la diffusion de leur rapport final a été interdite. Leurs préconisations devaient sans doute gêner l’Administration centrale. La situation du SPIP 44 est donc connue de tous, depuis la base jusqu’au sommet du ministère de la Justice.

La double mystification


Nicolas Sarkozy s’est toujours emparé des faits divers les plus glauques, pour donner de lui l’image d’un homme politique se préoccupant de la sécurité de ses concitoyens. Il a fait voter six lois sur la récidive en six ans. Ce faisant, il entretient une double illusion. Sa première tromperie concerne le mythe selon lequel il serait possible de se garantir contre toute récidive : ainsi s’est-il étonné qu’« une personne condamnée à de multiples reprises puisse se soustraire délibérément à des obligations de surveillance imposées par la Justice ». Cela aurait-il changé grand-chose, si elle s’y était soumise ? Guy Georges, l’un des pires tueurs en série qu’ait connu notre pays, suivait avec application ses obligations, en rencontrant régulièrement son conseiller, en travaillant et en allant à sa consultation psy. La rencontre régulière avec un travailleur social, le pointage toutes les semaines, voire tous les jours dans un commissariat, une convocation devant un juge d’application des peines pour nécessaires qu’ils soient, ne sont pas suffisants en eux-mêmes, pour éviter le coup de folie ou l’acte délibérément pervers d’un meurtrier. Le croire, c’est faire preuve d’une naïveté aberrante. Mais, il y a encore plus grave : c’est tenter de le faire croire à l’opinion publique, par démagogie ou populisme. La seconde falsification de Nicolas Sarkozy, c’est sa recherche de boucs émissaires. Car, pendant que d’une main, il occupe le terrain, à coup d’annonces démagogiques désignant des travailleurs sociaux, de l’autre il ne cesse de détruire les moyens de la justice.

Responsabilité politique

Monsieur le Président, ne cherchez plus le responsable de tout ce gâchis : c’est la politique que vous menez. Il revient à l’État de donner toutes les possibilités à ses services d’exercer correctement leur travail. En matière de récidive, il ne peut y avoir d’obligations de résultats. Mais il y a une obligation de moyens. Or, ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux partant à la retraite et diminuer la dépense publique, cela a des conséquences. Ces mesures ont eu pour effets d’affaiblir les services publics en général et la justice en particulier, contrainte chaque jour de faire toujours plus, avec toujours moins de moyens. Les inspecteurs ont livré leurs premières évaluations le 31 janvier. Face au constat flagrant de la carence de postes du SPIP44, va-t-on aller vers une dotation en urgence de moyens supplémentaires en personnels ? On peut toujours rêver. Les enquêteurs de l’Administration pénitentiaire sous la pression d’une chancellerie qui leur téléphonait toutes les heures pour connaître l’avancée de leurs investigations ne cherchaient qu’une chose : la faute professionnelle. Ils n’en ont pas trouvée. Le Directeur régional de l’Administration Pénitentiaire, quant à lui, a exigé des conseillers de Loire Atlantique qu’ils absorbent les 897 dossiers en attente, passant ainsi de 130 à 180 suivis par professionnel. On croit marcher sur la tête. Le résultat d’une telle décision serait totalement contre-productif, provoquant une dilution et une dispersion dans l’accompagnement socio judiciaire, au détriment des personnes considérées comme potentiellement les plus dangereuses qui verraient encore moins souvent leur conseiller ! Tout est fait pour exonérer les choix politiques faits depuis quelques années et dont on mesure les conséquences, aujourd’hui.

L’avenir des SPIP

Les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ont changé de statut au 1er Janvier 2011. Ils sont devenus conseiller d’insertion et de probation (CIP). Il ne s’agit pas là seulement d’un changement d’intitulé, mais d’une profonde mutation dans une fonction qui est appelée à sortir progressivement du champ du travail social, pour intégrer celui de la criminologie et de la prévention de la récidive. Ainsi, les nouvelles missions excluent le maintien des liens familiaux ou encore la lutte contre les effets désocialisant de la prison. L’approche globale de la personne étant renvoyée aux assistantes sociales de secteur, place aux « spécialistes » de la dangerosité, sensés prédire ce que peut faire le détenu, une fois sorti. Ce n’est pas de sciences humaines qu’il leur faudra dorénavant être férus, mais d’astrologie, la boule de cristal devenant leur principal instrument de travail. Se pose alors une question plus générale d’éthique. L’être humain est-il réductible à l’acte qu’il a posé ? Peut-on établir ce qu’il peut devenir ? L’opinion s’émeut, à juste raison, des condamnés qui se rendent à nouveau coupables de viols ou de meurtres. Mais, elle devrait s’intéresser, tout autant, aux violeurs et aux assassins qui ne réitèrent pas. Et selon les études, ils sont entre 95% et 99%. Si l’on vient demander des comptes aux SPIP, à chaque fois qu’un condamné suivi par eux commet un nouveau crime, ils n’oseront plus prendre le moindre risque. Mieux vaudra alors donner un avis défavorable à toute tentative de réinsertion, plutôt que de se voir reprocher de n’avoir pas su deviner ce qui allait se passer.

Une vie volée, celle de Laëtitia. Des vies gâchées, celles de ses proches. Un cauchemar, celui vécu par la population locale. Un Président de la République, sans doute très satisfait de sa misérable manipulation. La tentative de livrer en pâture des travailleurs sociaux, pour mieux camoufler l’impéritie de la politique gouvernementale. Cette année 2011 commence vraiment très mal. A propos, combien de départs en retraite non remplacés au SPIP 44 dans les prochains mois ?
 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1005 ■ 10/02/2011